Ces villes qui nous habitent

Sudbury Istamboul lecture livre franco-ontarien
De Sudbury à Istamboul, le talent des écrivains est d'incruster dans nos têtes des images de villes même si nous ne les avons jamais visitées. Montage ONFR+

Chaque samedi, ONFR+ propose une chronique sur l’actualité et la culture franco-ontarienne. Cette semaine, place à la littérature avec l’autrice Monia Mazigh.

[CHRONIQUE]

Il y a quelques années, je suis tombée par hasard sur l’un des livres du célèbre romancier turc Orhan Pamuk, lauréat du prix Nobel de littérature en 2006. Cette chose étrange en moi est un livre qui nous entraine dans la ville d’Istanbul depuis ses anciens quartiers bourgeois arméniens et grecs jusqu’aux premiers quartiers anarchiques ou gecekondu, maisons construites en une nuit sur des terrains de l’État, sur les collines avoisinantes qui s’étendent à perte de vue sur la rive asiatique du Bosphore.

La mégalopole est classée comme la ville au monde où les conducteurs passent le plus de temps à attendre dans leurs voitures. Mais ce qui m’a le plus captivée dans ce roman de Pamuk, ce sont les rues et les ruelles ainsi que la métamorphose du paysage urbain de toute la ville que l’on ressent à travers les déambulations noctambules d’un de ses résidents, rêveur éternel, Mevlut.

Ce personnage principal, venu du fin fond de l’Anatolie et vendeur de yaourt et de boza, une boisson ancienne turque faite à base de céréales fermentées et qui parcourt cette ville à pied, une barre de bois sur les épaules et à ses extrémités pendent deux sceaux remplis de yaourt et de boza et sa voix qui appelle les habitants, généralement les femmes, dans leurs appartements, pour vanter les mérites de ses produits et les vendre.

Le livre de Pamuk nous peint la ville avec beaucoup de détails et de style depuis 1969 jusqu’à 2012. Des vagues successives de migration et d’exil : ceux qui arrivent, attirés par les affaires et la prospérité et ceux qui partent, chassés par la politique ou les conflits.

Malgré sa naïveté et son peu d’éducation, Mevlut réussit à nous décrire avec beaucoup d’amour et de tendresse cette ville historique qui se réveille de sa torpeur en embrassant la modernité… « Déambuler la nuit dans les rues de la ville lui donnait l’impression de se promener dans sa propre tête. »

Quand la ville et le personnage ne font qu’un

Maintes fois dans le texte de Pamuk, nous avons l’impression que la ville, Istanbul, et le personnage, Melvut, ne font qu’un. C’est un peu ce que j’ai ressenti en terminant la lecture de Nouveaux contes sudburois, écrits par un collectif d’auteurs originaires ou résidents à Sudbury.

Dans la préface du recueil, Norman Renaud, animateur radio et auteur de la région, écrit : « À Sudbury, j’habite une enclave d’une demi-douzaine de rues dont les noms sont on ne peut plus canadiens-français. Brébeuf et d’Youville, Montcalm et Lévis ». Sans nécessairement déambuler dans les rues de cette ville du Nord de l’Ontario, on comprend inéluctablement son riche bagage historique mais surtout sa francophonie.

Que ce soit en compagnie de Miriam Cusson qui parle des membres de sa famille qui se sont installés dans ce Grand Nord, de cette terre défigurée par les météorites et les hommes ou encore plus par les camions à dix-huit roues qui transportent la roche et font trembler le sol sur leur passage ou avec Marie-Thé Morin, dont le personnage principal se promène dans les rues de Sudbury.

« Elle s’est plantée devant l’ancienne gare pis elle a pointé à ma droite. Pis là, j’ai vu des affaires anciennes qui existent pus, le vieil hôtel King Edward, des personnages qui sortaient de la vielle gare pis qui s’en allaient direct à l’hôtel ». On est entièrement habité par cette ville et par ces personnages parfois bizarres mais toujours attachants.

« Ce n’est qu’une capture des couleurs et des sons d’un langage familier et authentique »

Autre aspect que j’ai trouvé particulier et rafraichissant dans Nouveaux contes sudburois, c’est l’usage de mots ici et là en anglais. « Ça parait parce qu’à commence à shaker pis à twicher ». Pour les puristes de la langue française, ce ne sont bien sûr que des sacrilèges, un massacre de cette langue que nous aimons tant et défendons à tout prix. Mais pour les artistes qui vivent, respirent et rêvent avec cette langue, ce n’est qu’une capture des couleurs et des sons d’un langage familier et authentique.

Pourquoi parler une autre langue purifiée et aseptisée, même si théoriquement elle serait plus correcte. La même remarque pourrait s’appliquer à ces villes, objets de ces livres. Pourquoi se contenter de décrire les plus belles rues et s’arrêter devant celles dédaignées par la population. N’est-ce pas là un flagrant délit d’élitisme qui ne peut que nous, lecteurs, nous rebiffer ou induire en erreur? Oser rentrer dans la crasse, côtoyer la corruption et exposer le truandisme. En parler n’est pas synonyme d’acceptation ou d’acquiescement.

En parler c’est dresser un portrait le plus proche possible de la réalité. L’objectif ultime de tout écrivain. Que ce soit Pamuk, le stambouliote, ou Miriam Cusson, Marie-Thé Morin, Chloé Thériault et les autres auteurs sudburois, parler de sa ville natale ou des villes qu’on aime, en tant qu’écrivains n’est jamais une tâche facile.

L’art de trouver les mots justes

Non seulement il faut de la recherche solide et rigoureuse mais aussi il faut trouver les mots justes et surtout l’amour sans tomber dans le misérabilisme ou l’idéalisation exagérée de ce qu’on aime. Je me rappelle mes lectures de jeunesse et l’impact que des auteurs comme Honoré de Balzac ou Émile Zola ont eus sur moi. Me faire connaitre des villes et des endroits comme Paris ou la Provence, sans les avoirs visités pour autant.

Parler des mœurs mi-détestables, mi-fascinantes, de leurs habitants. Nous faire introduire dans leurs maisons et dans leurs usines et même dans leur quotidien le plus intime et partager leurs bonheurs et leurs tristesses. En bref, se sentir l’un des leurs. C’est certainement ce que j’ai senti en lisant la vie de Mevlut dans les rues d’Istanbul ou celle de la Joséphine qui court du coin de la rue Durham jusqu’à la Medina lane en s’arrêtant sur le bord du lac Ramsey.

Des images qui s’incrustent dans nos têtes même si nous n’avons jamais visité ces villes qui nous paraissent dans notre coin de lecture à la fois captivantes et lointaines.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteur(e)s et ne sauraient refléter la position d’ONFR+ et du Groupe Média TFO.