Chemin Roxham : « Le Canada ne respecte pas ses propres valeurs », juge une experte

Les demandeurs d'asile qui traversent la frontière canado-américaine auront 13 jours pour présenter une demande d'asile, sinon ils seront renvoyés aux États-Unis. Crédit image: Drew Angerer/Getty Images

[ENTREVUE EXPRESS]

QUI :

Idil Atak est professeure agrégée à l’École de droit Lincoln Alexander et au département de criminologie de la Faculté des arts, au sein de l’Université Métropolitaine de Toronto. Cette experte des questions de migration irrégulière, de protection des réfugiés et des droits de la personne, a travaillé sur de nombreuses publications scientifiques dont Le système des réfugiés comme site frontalier : sécurité, surveillance et droits des demandeurs d’asile au Canada.

LE CONTEXTE : 

Depuis 2017, le chemin Roxham au Québec est submergé de demandeurs d’asile. Près de 9 000 d’entre eux ont été envoyés en Ontario ces dix derniers mois, dont 702 à Ottawa, 1 170 à Windsor, 5 297 à Niagara Falls et 1 632 à Cornwall. Plusieurs provinces et politiciens urgeaient le premier ministre Trudeau de fermer ce passage transfrontalier controversé.

L’ENJEU :

Ottawa et Washington se sont entendus pour renégocier l’Entente sur les tiers pays sûrs, conduisant à la fermeture du chemin Roxham. Mais ce changement d’approche suscite plusieurs questions.

« Le nouveau protocole ajouté à l’Entente sur les tiers pays sûrs (ETPS), effectif depuis le 25 mars, prévoit l’envoi de 15000 migrants au Canada. Ce nombre est-il conséquent?

Je vois deux problèmes ici. L’Entente concerne les réfugiés et les demandeurs d’asile. Concernant les 15 000 migrants dans le nouveau protocole, c’est très vague et ça m’inquiète. Il y a plus de 27 millions de réfugiés dans le monde et ici, on parle de « migrants », qui sont un groupe différent. En plus, ce que le Canada accepte de prendre est en fait une portion minime. Quand on regarde les chiffres, ce n’est pas assez. À moins que ce soit une erreur de langage, ils parlent d’accueillir des migrants… Le langage de l’accord ou la décision du gouvernement doivent être plus clairs.

Pourquoi la contrepartie est-elle d’accueillir des migrants provenant du sud du continent américain?

Le fait que ce soit seulement des migrants provenant du sud est, à mon avis, très discriminatoire. Ils veulent réagir à ce qui se passe. Il me semble que ce n’est pas très bien réfléchi, puis ça a même l’air d’une improvisation.

Quand on regarde les données de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, (CISR), soit l’autorité qui examine les demandes, les statistiques concernant les demandeurs d’asile qui traversent la frontière, depuis 2017, montrent que les dix principaux pays d’origine ne sont pas des pays des Amériques.

Dans les dix premiers pays, il y en a que trois de cette région : le Venezuela, Haïti et la Colombie. Les autres sont du Nigéria, de l’Angola, du Pakistan, Soudan, Yémen, etc. Donc c’est très discriminatoire comme sélection. Les raisons de cette migration sont la persécution, la torture... Depuis 2017, plus de la moitié des demandes d’asile ont été acceptées, donc on reconnaît qu’ils sont des réfugiés et qu’ils ont besoin d’une protection internationale. La majorité de ces gens-là ne viennent pas des Amériques.

La professeure Idil Atak, experte sur les questions des réfugiés et du droit de la personne. Crédit image : Université Métropolitaine de Toronto

Selon vous, les modifications de l’Entente sur les tiers pays sûrs se sont-elles faites trop rapidement?

L’adoption de ce protocole est accélérée, très certainement. Déjà, depuis l’automne dernier, les gens ont commencé à traverser la frontière dans le sens inverse. Ce sont des chiffres négligeables, mais ce mouvement du Canada vers les États-Unis existe. Plusieurs dynamiques peuvent expliquer l’adoption rapide de ce protocole, comme des tensions entre les provinces, surtout le gouvernement Legault qui a bien joué sa stratégie.

Diplomatiquement, je ne sais pas qui aura l’avantage de ces modifications. Dans ses relations avec les États-Unis, le Canada est désavantagé, surtout s’il ne veut plus appliquer l’Entente parce qu’il réalise que les États-Unis mettent des gens en détention de façon arbitraire et les maltraitent. C’est ce que les États-Unis font. Certains s’accordent à dire que les États-Unis ne sont pas un pays sûr en fin de compte.

Des passages comme le chemin Roxham, il en existe des centaines tout au long de la frontière canado-américaine. Le fermer et appliquer cette entente sur 8891 kilomètres aura-t-il des conséquences financières sur le Canada?

Ils vont fermer tout. Ceux qui traversent la frontière illégalement ne seront plus admis, et cela, tout au long de la frontière. C’est une longue frontière et elle n’est pas militarisée. Les deux pays devront militariser la frontière et ils devront augmenter le nombre de gardes aux frontières, des caméras, des détecteurs de mouvement, etc. Ça va coûter beaucoup plus cher de contrôler maintenant. Ils vont trouver le moyen d’investir parce que ça ne peut pas durer comme ça.

Il y a un manque de planification à long terme. De nombreux rapports montrent que de plus en plus de gens vont se déplacer, pour des raisons climatiques, de déficit démocratique, de corruption. Nos politiques sont très réactionnaires.

Si une personne traverse la frontière et dans les 14 jours suivants n’a pas fait sa demande d’asile, elle sera renvoyée aux États-Unis. Elle pourra ensuite tenter de traverser à un point d’entrée régulier. Est-ce légal?

Il y a beaucoup de questions qui vont se poser avec ce protocole. Est-ce que les critères vont changer? Allons-nous accueillir des handicapés et des vieux? Est-ce que les diplômes vont entrer en jeu? Est-ce que les langues avec le français et l’anglais vont compter? Ils veulent que ces gens-là soient ensuite envoyés à un point d’entrée régulier, que devront-ils présenter là-bas? C’est peut-être quelque peu inconstitutionnel. C’est devant la Cour Suprême du Canada actuellement. Ils n’ont pas attendu la décision de la Cour avant de signer.

L’ETPS manque de planification long terme, quand on sait que des migrations de masses pourraient s’accentuer. Crédit image : Christopher Furlong / Getty Images

En tout cas, le Canada ne respecte pas ses propres valeurs. Offrir la protection aux réfugiés, ça fait d’ailleurs partie de nos lois. Le Canada a des obligations internationales, le pays a signé le traité de l’ONU sur la protection des réfugiés. On ferme la porte à un groupe important de réfugiés, basé sur des critères absolument arbitraires et discriminatoires.

Justement, ces personnes qui traversent et qui voudront traverser vont-elles changer d’avis, sachant que ce sera plus compliqué d’entrer au Canada à présent?

Malgré ces mesures, les gens vont continuer de traverser. Les gens ont de bonnes raisons de le faire. Ce n’est pas quelque chose de facile. Ils traversent parce qu’ils sont déterminés. Ils ne prennent pas ça à la légère. Traverser illégalement une frontière avec des enfants, ce n’est pas comme s’ils partaient en vacances. Ils vont continuer à prendre le risque, à payer des passeurs s’il le faut et à traverser au milieu de l’hiver. Regarder en Europe ce qui se passe, les gens continuent de risquer leur vie. »