Des fonctionnaires unilingues, des services bilingues moins disponibles

Le Parlement du Canada, à Ottawa. Archives ONFR+

OTTAWA – Des fonctionnaires incapables de bien parler les deux langues officielles dans des postes pourtant bilingues? Les exigences linguistiques dans la fonction publique fédérale ne sont pas toujours en adéquation avec le besoin réel. Les conséquences sont fâcheuses pour les fonctionnaires, mais aussi pour le public, remarque le Commissariat aux langues officielles.

« Cela fait des années qu’on reçoit un nombre important de plaintes sur cette question. Et même si, en moyenne, nos recommandations sont mises en œuvre à 80 %, pour ce type de plaintes, elles ne le sont qu’à 31 %. Il y a donc un gros travail à faire, car on parle d’un problème systémique », lance le commissaire aux langues officielles, Raymond Théberge.

Dans un rapport spécial dévoilé jeudi, le commissaire aux langues officielles se penche sur la façon dont sont pourvus des postes bilingues dans la fonction publique fédérale. Et très souvent, il constate que les exigences linguistiques fixées ne sont pas adéquates avec les besoins réels de ces emplois.

Difficultés de recrutement, besoins mal évalués, manque de candidats bilingues, volonté de promouvoir un employé même si ses capacités linguistiques sont insuffisantes… Les raisons avancées pour faire fi des exigences linguistiques sont nombreuses et le contournement des règles, généralisé.

« Les plaintes visent une grande quantité d’institutions fédérales », s’inquiète M. Théberge.

En tête des mauvais élèves, l’Agence des services frontaliers du Canada, suivie par Défense nationale et Forces armées canadiennes et Santé Canada.

Des plaintes toujours plus nombreuses

En six ans, le Commissariat a traité 878 plaintes sur cet enjeu, 49 seulement étaient non fondées. En 2014-2015, elles ne représentaient que 8 % des plaintes totales reçues annuellement, avec 45 plaintes, mais en 2019-2020, ce pourcentage était de 31 %, soit 420 plaintes.

Le commissaire aux langues officielles du Canada, Raymond Théberge. Crédit image : Commissariat aux langues officielles du Canada

« Parmi les exigences essentielles liées aux fonctions du poste, les compétences linguistiques sont souvent considérées comme étant moins importantes alors qu’elles sont tout aussi pertinentes », déplore le commissaire.

Difficile de travailler en français pour les fonctionnaires

La grande majorité de ses plaintes, 90,2%, proviennent de la région de la capitale nationale où, en théorie, comme dans toute région désignée bilingue, les fonctionnaires fédéraux devraient pouvoir travailler dans la langue officielle de leur choix.

« J’ai travaillé pendant 20 ans dans la fonction publique fédérale. C’est un problème récurrent et un combat qui date depuis des lunes. On a des superviseurs qui ne sont pas capables de bien parler une langue, alors imaginez quand il s’agit pour eux de gérer et de former leurs employés dans cette langue », ironise Yvon Barrière, vice-président exécutif régional de l’Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC) pour le Québec.

Car dans les plaintes reçues par le Commissariat en six ans, 54,7 % concernaient des postes de supervision.

 « Le bilinguisme dans la fonction publique fédérale est malade » – Yvon Barrière, AFPC

En 2017, Patrick Borbey avait cosigné avec Matthew Mendelsohn un rapport sur la dualité linguistique au sein de la fonction publique fédérale. Trois ans plus tard, l’actuel président de la Commission de la fonction publique nuance la situation.

« Dans notre rapport, nous avions déjà mis le doigt sur l’enjeu de la langue dans la supervision. Mais il faut rappeler que dans la majorité des cas, il n’y a pas de problème. Le nombre de postes bilingues est stable, environ 42,7 %, et 95 % des employés rencontrent les exigences linguistiques de leur poste. »

Il reconnaît toutefois que le problème existe, ce que plusieurs membres de l’AFPC ont rapporté à leur syndicat déplorant les difficultés de travailler en français.

« Ce sont peut-être les stratégies qui sont à revoir, avec une bonne planification au niveau des ressources humaines et un travail avec les communautés de langue officielle en situation minoritaire. Car quand nous faisons des campagnes de recrutement auprès des étudiants, beaucoup se déclarent bilingues. Il faut se pencher sur cette nouvelle génération de fonctionnaires, en augmentant l’accès à la formation linguistique. »

Impact sur les services aux citoyens

En bout de ligne, ce problème se répercute sur les Canadiens, note le commissaire Théberge.

« Une personne qui ne possède pas les compétences linguistiques nécessaires pour un poste ne sera pas en mesure de servir ou de communiquer avec le public dans la langue officielle de son choix. »

La Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) du Canada s’est émue de la situation sur Twitter : « Et après on se surprend du manque de capacité linguistique des institutions fédérales de communiquer dans les deux langues officielles en temps d’urgence… »

Quelles solutions?

M. Théberge formule sept recommandations à mettre en œuvre d’ici deux ans, comme de réviser les politiques et les outils pour déterminer les exigences réelles de bilinguisme des postes et de mieux former les gestionnaires afin qu’ils comprennent comment déterminer le degré de bilinguisme nécessaire à chaque fonction.

« Nous venons de mettre en place un outil interactif d’identification linguistique des postes que les institutions fédérales peuvent utiliser librement », ajoute-t-il.  

Mais l’AFPC doute de l’efficacité des recommandations, plaidant pour une révision complète de la structure actuelle et l’augmentation de l’actuelle prime au bilinguisme, figée depuis des décennies et dont le montant démontre, selon le syndicat, le peu d’importance accordée à cette compétence.

« Beaucoup de nos membres préfèrent refuser cette prime, car ça représente beaucoup de travail supplémentaire », rapporte M. Barrière.

L’AFPC mènera un sondage auprès de ses membres début 2021 et prévoit aborder cette question avec la ministre des Langues officielles, Mélanie Joly, et le président du Conseil du Trésor, Jean-Yves Duclos.

En réponse à ONFR+, le bureau de M. Duclos indique qu’il analysera le rapport du commissaire et s’engage à continuer « de travailler en étroite collaboration avec lui afin que les droits des employés de la fonction publique soient protégés en cette période sans précédent ».