Des juges critiquent le manque de traduction… en anglais

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OTTAWA – Trois des 23 juges du Conseil canadien de la magistrature (CCM), qui se sont penchés sur le cas du juge Michel Girouard, estiment que ce dernier n’a pas eu droit à une audience équitable puisque l’ensemble des pièces du dossier n’était pas disponible dans les deux langues officielles.

BENJAMIN VACHET
bvachet@tfo.org | @BVachet

Le CCM a recommandé, le mardi 20 février, que le juge Michel Girouard soit démis de ses fonctions, se rangeant derrière le rapport de son Comité d’enquête de novembre 2017.

Le dossier, très suivi au Québec, a mis en lumière un problème que les francophones connaissent bien. Opposés aux conclusions de leurs collègues, les juges David Smith, Lawrence O’Neil et Richard Bell ont justifié leur dissidence par le manque d’accès à la documentation… en anglais.

« La transcription des huit jours d’audience devant le second comité d’enquête qui a été fournie aux membres du Conseil était principalement en français seulement, n’ayant pas été traduite vers l’anglais. Il est notoire qu’un nombre significatif des membres du Conseil, y compris deux des trois membres participant à cette dissidence, ne parlent pas, ni ne comprennent, la langue française. (…) Nous estimons que le droit du juge Girouard à une audience équitable n’a pas été respecté », écrivent-ils.

Un argument que repoussent les autres juges concernés par l’affaire. Ces derniers soulignent que le rapport d’enquête et les observations du juge chargé d’enquêter ont été traduits dans les deux langues officielles par le CCM.

 

Pas d’obligation de tout traduire

En entrevue avec #ONfr, le directeur exécutif et avocat général principal du CCM, Norman Sabourin, explique : « Nous traduisons tout ce qu’on publie : les décisions, les rapports, le site Web… Mais on ne traduit pas toutes les pièces déposées comme preuves ou les audiences publiques. Le procès-verbal d’une audience est retranscrit dans la langue dans laquelle elle s’est déroulée. »

Il reconnaît que l’argumentation des trois juges dissidents constitue une première, mais nuance : « Les 19 autres juges qui se sont prononcés dans cette affaire [le président n’ayant pas voté] ont estimé avoir les pièces pertinentes, dans les deux langues officielles, pour considérer le dossier. »

Dans leur rapport, les juges évaluent qu’« un examen convenable n’exige pas que les membres lisent chaque page de la transcription des travaux d’un comité d’enquête (en l’espèce, la transcription des travaux du premier comité à elle seule compte plus de 4 000 pages). Si cela était nécessaire dans chaque affaire semblable, toutes les cours d’appel du Canada seraient paralysées. »

Une analyse que partage le professeur de droit à l’Université d’Ottawa, Pierre Foucher.

« S’il fallait tout traduire, cela allongerait considérablement les délais. L’obligation de traduire ne vaut que lorsqu’elle est rendue nécessaire pour assurer l’équité d’un procès, ce que les trois juges ici contestent. »

 

Pas une question linguistique

L’avocate Jennifer Klinck, associée du cabinet Juristes Power, souligne la subtilité.

« Il y a une distinction importante à faire. Ici, les juges ne disent pas que les droits linguistiques du juge Girouard n’ont pas été respectés, ils disent plutôt que l’équité procédurale ne l’a pas été. Celle-ci prévoit que toute personne, quelle que soit sa langue, a le droit de se faire comprendre devant un tribunal, ce qui nécessite parfois d’utiliser la traduction ou un interprète. »

Pour les juges dissidents, c’est donc le manque d’accès à toutes les pièces du dossier en anglais qui pose problème, plus que la question du respect des deux langues officielles.

« Comme avocate, dire que certains éléments ne sont pas traduits, car ils ne sont pas pertinents me pose problème, car les juges devraient pouvoir consulter toutes les pièces du dossier qu’ils pensent nécessaires pour bien le comprendre et rendre une décision », estime Mme Klinck.

L’avocate de Colombie-Britannique juge que le CCM pourrait facilement régler cette situation.

« Dire que cela coûte trop cher ou que cela prendrait trop de temps ne me paraît pas un bon argument. Ce sont des cas tellement extraordinaires qu’on pourrait se permettre de prendre un peu plus de temps. Le Conseil pourrait décider de tout traduire ou de ne faire siéger que des juges qui comprennent les deux langues officielles  quand c’est nécessaire, comme dans ce cas-ci. »

 

L’affaire Girouard

Juge à la Cour supérieure du Québec depuis 2010, M. Girourard est suspecté d’avoir acheté de la cocaïne à l’époque où il était encore avocat, tel que suggéré par un enregistrement vidéo saisi par la police lors d’une perquisition. Deux comités d’enquête du CCM ont conclu que le juge n’a pas dit toute la vérité dans cette affaire.

La recommandation du CCM est désormais entre les mains de la ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould, mais il faudra une résolution conjointe du Parlement pour que M. Girouard soit démis de ses fonctions.

 


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