Détroit : un 320e anniversaire dans l’indifférence générale

Le centre-ville de Détroit. Crédit image: Bill Pugliano / Getty Images News via Getty Images

DÉTROIT – La ville du Michigan ne fêtera pas en grand le 320e anniversaire de sa fondation et cela ne dérange pas grand monde dans la Motor City. Mis à part un paragraphe dans les livres d’histoire, un muret à l’entrée du musée et une statue du fondateur Antoine de Lamothe-Cadillac dans le centre-ville, l’identité française et autochtone de la ville est ignorée. Contre vents et marées, une poignée de bénévoles tente de maintenir cette histoire née en 1701 des liens noués entre Français et Premières Nations, 60 ans avant la conquête britannique.

Ne cherchez pas les feux d’artifice, le défilé historique ou le concert monumental. Détroit ne célèbrera pas son histoire française, ce 24 juillet, anniversaire sa fondation, correspondant à la construction du fort Pontchartrain. Plusieurs facteurs expliquent ce désintérêt généralisé. « La mairie néglige son histoire depuis des décennies », raconte sans détour John Cooper. Cet Américain francophile et féru d’histoire impliqué dans plusieurs organismes locaux dépeint des politiciens guidés par l’intérêt électoral et une ville trop obnubilée par son industrie automobile pour penser à diversifier son économie.

« La ville passe par trop de crises depuis une cinquantaine d’années pour prêter trop attention à un groupe ethnique qui a fondé la ville mais qui ne représente aucun intérêt pour les élus », relate celui qui est aussi membre de la Société historique canadienne-française du Michigan.

Cette richesse culturelle et patrimoniale représenterait pourtant un potentiel touristique, d’autant que Détroit peine depuis huit ans à se remettre de sa faillite. Mais l’absence d’une francophonie forte et unie joue contre cette option.

Trois francophonies qui s’ignorent

M. Cooper décrit en effet trois solitudes francophiles et francophones dans la région du détroit. « Il y a d’un côté 4 000 cadres supérieurs originaires de France, de Belgique et d’autres pays européens installés à Détroit attirés par l’emploi dans l’automobile. De l’autre côté de la rivière, on a 8 000 Franco-Canadiens en Ontario qui prospèrent grâce à l’immigration d’Afrique et du Moyen-Orient. Il y a enfin les Américains de souche canadienne-française assimilés, dont la langue et la culture se sont perdues il y a trois ou quatre générations. Ces trois groupes ne se parlent pas. »

Cette réalité empêche l’émergence d’une mise en valeur de la culture canadienne-française, de l’avis de M. Cooper. Toutefois, le nombre croissant d’Américains souhaitant reconnecter avec leur histoire familiale francophone serait en train de progressivement changer cette dynamique.

« Sur les 10 millions d’habitants que compte l’État du Michigan, on estime à un million le nombre de gens de souche canadienne-française », évalue M. Cooper. « C’est une fraction importante de notre population qui essaye de renouer des liens avec les deux autres groupes pour réaliser une synergie et bâtir sur une histoire commune. »

Légende : L’ethnologue Marcel Bénéteau (à gauche) et l’Américain francophile John Cooper (à droite) entourent le consul général de France dans les 13 États du Midwest, Guillaume Lacroix. Gracieuseté.

Mais beaucoup de chemin reste à faire en ce sens. La création de la frontière canado-américaine, à la fin du 18e siècle, a porté un coup à la communauté car « avant, la colonie s’étendait des deux côtés », rappelle l’historien Marcel Bénéteau, professeur associé au département de folklore et d’ethnologie de l’Université de Sudbury. « On est certain que c’était la même culture des deux côtés de la rivière : on parlait français, on mangeait la tourtière et le souper de rat musqué. En étudiant ce qui survit de cette communauté du côté canadien, on peut imaginer à quoi pouvait ressembler la francophonie de l’autre bord. »

« La ligne invisible tracée au milieu de la rivière en 1796 par les diplomates de Londres et Washington a fait du mal aux familles des deux bords », abonde M. Cooper qui ajoute un autre défi, plus contemporain : le recul de l’éducation de langue française dans les écoles complique la donne.

« La plupart des francophones de Détroit ne sont même pas au courant qu’une communauté francophone existe à quelques kilomètres de chez eux », constate celui qui se bat par ailleurs au côté de l’Alliance française locale pour soutenir les enseignants de langue française de la région. Un combat inégal face à l’omniprésence de l’espagnol et du chinois, des langues secondes qui se sont imposées dans les affaires.

Une paroisse et quelques noms de rue

L’autre problématique est la façon dont la ville conçoit son histoire et qui se reflète dans la présentation faite par le Musée d’histoire de Détroit.

« On en parle sur un mur à l’entrée et c’est tout. Ils ont fait une vidéo, il y a 20 ans, avec des acteurs représentant entre autres Lamothe-Cadillac. Ils ont aussi quelques artéfacts et c’est terminé, on passe tout de suite à la période britannique et 1796. On parle de l’époque de la traite des fourrures sans parler des Français. C’est dingue », rapporte, estomaqué, M. Cooper.

La basilique Ste Anne de Detroit, un des derniers vestiges de la présence francophone. Crédit image : CC BY 2.0 / Chad Johnson

Autant de faits qui expliquent la quasi-disparition du fait français. Il ne reste de cette époque révolue que quelques noms de rue (comme Belle Isle, Grosse Pointe, Du Bois, Riopelle). Dans le Détroit contemporain, remodelé par l’essor économique d’après-guerre, la survivance la plus tangible de la présence française reste encore la paroisse Saint-Anne. Fondée par Lamothe-Cadillac, elle est la deuxième plus ancienne des États-Unis, même si l’assemblage de cinq bâtiments, plus récent, date du 19e siècle.

Devenue hispanophone, « elle est le dernier monument construit par les francophones à Détroit avant leur assimilation au début du 20e siècle », raconte M. Cooper qui entretient le rêve de reconstituer le fort Pontchartrain élevé il y a 320 ans et qui se situerait aujourd’hui à proximité de la rivière et du centre-ville actuel. En attendant, c’est au Fort Wayne, datant de 1849, au sud de la ville, qu’une centaine de bénévoles convergera, les 31 juillet et 1er août pour célébrer Le Rendez-Vous du Détroit, une reconstitution historique accompagnée d’animations et d’expositions sur la naissance de la ville.

Sollicités par ONFR+, ni la Ville de Détroit ni le musée d’histoire de Détroit n’ont donné suite à nos questions.