Il y a 25 ans, la sauvegarde patrimoniale de l’École Guigues

L'École Guigues telle qu'on peut la voir de nos jours, après ses rénovations majeures patrimoniales d'il y a 25 ans.
L'École Guigues telle qu'on peut la voir de nos jours, après ses rénovations majeures patrimoniales d'il y a 25 ans. Crédit image: Diego Elizondo

Chaque samedi, ONFR+ propose une chronique sur l’actualité et la culture franco-ontarienne. Cette semaine, l’historien et spécialiste de patrimoine Diego Elizondo.

[CHRONIQUE]

Pendant que tous les yeux étaient rivés sur la lutte de SOS Montfort, il y a 25 ans cette année, les défenseurs du patrimoine franco-ontarien remportaient au même moment l’une de leurs plus belles victoires : celle de la Bataille des épingles à chapeau. Après plus d’une décennie de tentatives infructueuses et d’un avenir incertain, l’École Guigues, haut lieu symbolique de la lutte des Franco-Ontariens contre le Règlement 17, était enfin sauvée, grâce à leur ténacité.

Les faits sont archiconnus : au début du mois de janvier 1916, au paroxysme de la lutte contre le Règlement 17, des mères de famille d’élèves munies de leurs épingles à chapeau montent la garde devant plusieurs écoles de langue française d’Ottawa, dont l’École Guigues, afin d’empêcher l’entrée des inspecteurs et des policiers venus faire respecter « l’ignoble » Règlement 17.

Une mesure gouvernementale très controversée de l’Ontario, décriée partout au Canada français, qui interdisait pratiquement l’enseignement en français dans les écoles de la province.

La mémoire collective franco-ontarienne retiendra même de cet épisode marquant de résistance et de désobéissance civile plusieurs noms de héros et héroïnes, qui passeront à la légende et dans la toponymie, dont les institutrices Diane et Béatrice Desloges, petites-filles du patriote Michel Desloges, qui participa à la bataille de Saint-Eustache lors des rébellions de 1837-1838.

Ces jeunes institutrices du début de la vingtaine et en début de carrière bravèrent l’inique règlement pour continuer clandestinement à enseigner en français, malgré le danger qu’elles couraient de défier ouvertement les directives de l’Ontario.

Les gardiennes de l’école Guigues d’Ottawa en 1916. Rangée du haut : Albertine Sarault, Euphrasie Dubé, Annette Trépanier, Marie-Antoinette Bérubé, Donalda Blais et Adèle Défayette. Rangée du milieu : Alice Lafrenière, Honorine Brazeau, Valentine Bédard, Yvonne Grenon, Marie-Blanche Desloges, Adelia Richard, Georgianna Lapierre, Adèle Baizana et Agnès Blanchette. Rangée du bas : Ernestine De La Salle, Alexina Fink, Diane Desloges, Béatrice Desloges, Delisca Dionne et une personne non identifiée. Crédit photo : Université d’Ottawa, CRCCF, Fonds Association canadienne-française de l’Ontario (C2), Ph2-954. Reproduit des Archives municipales de la Ville d’Ottawa.

Une école aux origines plus que centenaires

La baisse du nombre d’élèves fréquentant des écoles de langue française au centre-ville d’Ottawa entraîne de nombreuses fermetures d’écoles dans la capitale canadienne à la fin des années 1970, dont l’École Guigues en 1979.

Se clôturait ainsi 75 ans d’existence de l’école dont les origines remontent à 1864 alors qu’une première école de langue française ouvrit ses portes à proximité dans le même secteur de la basse-ville Ouest d’Ottawa. Nommée École Centrale, l’établissement est rebaptisé Guigues en 1889, en honneur de monseigneur Joseph-Eugène-Bruno Guigues, o.m.i., premier évêque catholique d’Ottawa.

L’École Guigues qui ferme ses portes en 1979 fut bâtie en 1904 pour la Commission des écoles séparées catholiques d’Ottawa selon les plans de l’architecte-ingénieur hullois Félix Maral Hamel (1851-1907).

L’imposant bâtiment scolaire en briques rouges rectangulaires de trois étages et de 14 salles de classes de style néoroman à la Richardson à toit plat repose sur une fondation en pierres calcaires massives à parement brut. Un imposant parapet en tôle portant le nom de l’école et son année de construction repose sur une corniche qui couronne l’édifice. En dessus du porche massif, deux escaliers en pierre à quartier tournant mènent à l’entrée principale et aboutissent à un large palier face à de doubles portes.

L’école est dirigée pendant des décennies par les Frères des écoles chrétiennes et brièvement au tournant du 20e siècle par les Sœurs de la Charité d’Ottawa. Elle dessert initialement et pendant longtemps qu’une clientèle garçons, mais deviendra mixte dans les années 1970.

À son ouverture, l’imposant bâtiment scolaire peut accueillir une centaine d’élèves et sera agrandi en 1923-1924 pour augmenter sa capacité d’accueil à 250.

Les nouvelles gardiennes de l’École Guigues

Une décennie s’est écoulée depuis la fermeture de l’École Guigues. Au début des années 1990, conscients de l’importance historique, patrimoniale et symbolique de l’ancienne école pour la communauté franco-ontarienne, des défenseurs du patrimoine inquiets de l’avenir du bâtiment se réunissent sous l’égide du Regroupement des organismes du patrimoine franco-ontarien (ROPFO, actuel Réseau du patrimoine franco-ontarien).

Comme l’explique l’auteur et chercheur en histoire et patrimoine franco-ontarien Jean Yves Pelletier, « l’École Guigues a joué un rôle de premier plan dans le développement de l’identité et de la mémoire franco-ontarienne. Centre d’éducation des jeunes Franco-Ontariens et Franco-Ontariennes pendant plus d’un siècle, l’école Guigues est l’une des écoles françaises les plus connues en Ontario français ».

Une affirmation confirmée par les études parues de 2015 à 2020 des professeurs Jean-Philippe Croteau et Stéphane Lévesque sur la conscience historique des élèves franco-ontariens.

Coupure de presse du Ottawa Evening Journal du 5 août 1904 annonçant la construction de la nouvelle École Guigues. Crédit photo : Heritage Ottawa.

Organisme provincial fondé en 1989 par, entre autres, Huguette Parent, Gaétan Gervais et Jean Yves Pelletier, le ROPFO priorise dans ses activités la sauvegarde patrimoniale de l’ancienne École Guigues, dont l’état se détériore rapidement, même si le bâtiment est désigné en vertu de la partie 4 de la Loi sur le patrimoine de l’Ontario depuis 1980. Pour le jeune organisme, il s’agit d’un de ses premiers combats.

La situation devient critique en 1992 lorsque jugée excédentaire, l’ancienne école Guigues est mise en vente par la section catholique du Conseil scolaire de langue française d’Ottawa-Carleton. Au sein du ROPFO, un comité de sauvegarde est créé et prépare des rencontres publiques et privées avec les médias, le grand public et les autorités publiques.

Le comité se donne pour mission, entre autres choses, de solliciter des acheteurs francophones et de veiller à ce que l’édifice ne soit pas démoli. Du côté des communications, un sous-comité de cinq intervenantes bénévoles nommées les « nouvelles dames gardiennes de l’École Guigues » est créé. Ce clin d’œil aux célèbres gardiennes historiques de 1916 deviendra le visage public du comité de sauvegarde des années 1990.

Après des mois d’efforts, un acheteur privilégié se manifeste : le Centre polyvalent des aînés francophones d’Ottawa-Carleton (CPAFOC). Jusqu’alors, tous les projets de revitalisation de l’École avaient échoué : centre culturel, centre de théâtre et centre d’archives.

Le CPAFOC achète l’ancienne école Guigues en 1994 au coût de 353 000 $ pour y aménager son centre de jour pour aînés francophones. Par contre, le bâtiment est en mauvais état et nécessite des rénovations de fond en comble qui s’élèvent à 4 millions $. Pour ramasser la somme nécessaire, tous les paliers de gouvernements sont mis à contribution : municipal (600 000 $), provincial (1,6 million $) et fédéral (175 000 $).

La communauté franco-ontarienne se cotise aussi et ramasse la somme d’environ un demi-million grâce à une vigoureuse campagne de financement. Pour trouver d’autres formes de revenus, le CPAFOC décide de transformer les étages supérieurs de l’ancienne école en condominiums privés.

Un comité du patrimoine veille à ce que le rez-de-chaussée soit consacré à une aire patrimoniale avec exposition historique permanente, désigne des salles en honneur d’illustres Franco-Ontariens d’Ottawa et crée un fonds d’archives. L’entièreté de l’édifice est minutieusement rénovée à l’intérieur comme à l’extérieur et de fond en comble. C’est fait en 1996-1997 par l’architecte engagé d’origine polonaise d’Ottawa et lui-même défenseur du patrimoine, Barry Padolski, selon les normes du patrimoine bâti pour lui redonner son allure d’origine de 1904.

Son avenir en péril aura duré 15 ans, de 1979 à 1994, soit le même nombre d’années que l’application du Règlement 17 en Ontario. C’est aussi 70 ans après la mise en veilleuse de ce même Règlement et la sauvegarde de l’enseignement en français en Ontario que l’École Guigues est sauvée à son tour!

Melissa Gordon, du ministère de la Culture, du Tourisme et des Loisirs de l'Ontario (Toronto) et Barry Padolsky, architecte d'Ottawa, avant d'entrer dans l'édifice de l'ancienne École Guigues pour faire l'inspection de l'état des lieux. Le mardi 28 juin 1994.
Melissa Gordon, du ministère de la Culture, du Tourisme et des Loisirs de l’Ontario (Toronto) et Barry Padolsky, architecte d’Ottawa, avant d’entrer dans l’édifice de l’ancienne École Guigues pour faire l’inspection de l’état des lieux. Le mardi 28 juin 1994. Crédit photo : Jean Yves Pelletier, conseiller au ministère de la Culture, Toronto.

De Guigues à Montfort

Faute de places et signe de l’engouement pour le patrimoine, la moitié des 1000 personnes intéressées à assister à l’inauguration officielle le soir du 30 mai 1997 peuvent y être. L’inauguration marque la seconde vie de l’ancienne École Guigues, rénovée et revitalisée sous le nom de Centre de jour Guigues.

« Portés par la détermination et la volonté de nos ancêtres qui ont lutté pour assurer l’avenir de l’éducation en français, nous avons compris que la richesse de notre héritage culturel et de notre langue était liée à la défense de nos symboles », déclare lors de la cérémonie le président du Centre de jour Guigues, Lionel Desjarlais.

Bien que n’y pouvant y assister, le président d’honneur de l’inauguration, le gouverneur général du Canada Roméo LeBlanc, avait déclaré par voie de communiqué que « la cérémonie de ce soir va s’inscrire dans les annales de l’histoire franco-ontarienne, car elle marque le renouveau d’un édifice qui est un puissant symbole des combats et des aspirations des francophones depuis le début du siècle ».

Alors que survenait ce dénouement heureux pour la sauvegarde patrimoniale de l’ancienne école, la bataille pour la survie de l’Hôpital Montfort battait son plein dans la même ville et rien n’était gagné d’avance.

Le parallèle de ces deux événements importants pour la communauté franco-ontarienne qui coïncident au même moment n’échappe pas aux acteurs de l’époque. Dans les pages du quotidien Le Droit, un côté du journal est consacré à l’inauguration du Centre de jours Guigues tandis que l’autre côté relatait les activités de SOS Montfort. La présidente du mouvement populaire, Gisèle Lalonde, y déclare : « Guigues et Montfort, c’est le même combat, celui de la survie de nos institutions. La réouverture de Guigues démontre que les institutions franco-ontariennes ne peuvent pas mourir parce que notre peuple, lui, refuse de mourir ».

Gisèle Lalonde, présidente de SOS Montfort, harangue la foule franco-ontarienne le 22 mars 1997.
Gisèle Lalonde, présidente de SOS Montfort, harangue la foule franco-ontarienne le 22 mars 1997. Source : Hôpital Montfort

« Guigues, c’est notre château fort, le symbole de notre résistance. La fermeture définitive de Guigues aurait été un drame pour la communauté comme ce sera le cas si l’Hôpital Montfort ferme ses portes », avait affirmé Mado Hudon, une habituée du Centre de jour Guigues, au journaliste du Droit.

Toujours en 1997, l’année de la sauvegarde patrimoniale de l’ancienne École Guigues et du grand rassemblement de SOS Montfort le fameux 22 mars, une école secondaire catholique de langue française ouvrait ses portes à Orléans et prit le nom de Béatrice Desloges…

D’ailleurs, l’historien Marcel Martel ne manqua pas de remarquer dans un de ses articles les nombreuses références que les dirigeants de SOS Montfort tissèrent entre leur combat et celui contre le Règlement 17.

L’histoire des acquis fragiles franco-ontariens en péril et de sa communauté qui monte aux barricades se répétait en écho 80 ans plus tard. La pérennité patrimoniale de l’ancienne École Guigues revêtait d’une importance symbolique encore plus importante et concrète en 1997.

Pendant qu’un symbole était sauvé, l’autre restait à l’être ou l’éternel mythe de Sisyphe franco-ontarien.

Car bien plus qu’un simple combat patrimonial, la sauvegarde de l’École Guigues s’avéra être un devoir de mémoire qui inspira les Franco-Ontariens à un moment critique de leur histoire où ils furent confrontés à énième combat pour la survie de leurs institutions.