Jean Marc Dalpé : l’identité comme moteur de création

Jean Marc Dalpé Ontario Sudbury Art
Le dramaturge franco-ontarien Jean Marc Dalpé. Archives TFO

[LA RENCONTRE D’ONFR+]

SUDBURY – Jean Marc Dalpé est lauréat de trois Prix du Gouverneur général, récipiendaire de l’Ordre des francophones d’Amérique et de deux doctorats honorifiques, dont un auquel il renonce pour des raisons politiques. Parmi les plus grands auteurs de sa génération, l’homme de théâtre a toujours clamé haut et fort son appartenance à la communauté franco-ontarienne. Celui qui a vécu à Sudbury pendant sept ans est de retour dans la ville du nickel pour la 50e édition des concerts La Nuit sur l’étang. Nous avons abordé avec lui son parcours et quelques-uns des 1001 projets qui jalonnent sa carrière.

« Comment le théâtre et l’écriture sont-ils arrivés dans votre vie?

Vers 13-14 ans, à l’Académie De La Salle, puis dans les premières années de l’école secondaire publique De La Salle (ouverte en 1971). Le professeur Gilles Provost montait une pièce de théâtre. J’ai été happé par ce monde qui s’ouvrait devant moi. Ensuite, je suis allé à l’Université d’Ottawa, puis au conservatoire d’art dramatique de Québec.

Vous aviez déjà vécu à Aylmer, du côté québécois de la rivière des Outaouais, mais vous arriviez à Québec en 1976 en tant que Franco-Ontarien. Comment avez-vous vécu cette période?

C’était assez extraordinaire. Je suis arrivé et, quelques semaines plus tard, le Parti québécois a pris le pouvoir. C’était une introduction à la vie politique au Québec, effervescente, de la fin de la Révolution tranquille. Cette poussée du nationalisme allait mener au premier référendum. On était deux Franco-Ontariens qui débarquaient à Québec, moi et Robert Bellefeuille, avec qui je fonderai plus tard le Théâtre de la Vieille 17.

C’était un choc culturel d’arriver dans cette ville où personne ne parlait anglais. Je restais à Lévis, sur la rue FRASER (accentue l’accent francophone de la région de Québec). Une fois, des amis me demandent de les rencontrer devant le KRRÈDJE. J’ai dit : Quessé ça? C’était le Kresge (prononcé KREZ-GEES). Oh my God!

Il y avait aussi quand on parlait de nos émissions d’enfance. Pour nos camarades, c’était tout en français. Robert Bellefeuille et moi, on nommait Bugs Bunny, Bob Homme… Le choc culturel était amusant, mais vrai. Ça a été de très belles années formatrices pour moi.

Jean Marc Dalpé s’est toujours affirmé comme Franco-Ontarien, même s’il vit au Québec depuis plus de 30 ans. On le voit ici avec la distribution de la pièce Dehors de Gilles Poulin-Denis, en 2017. Domaine public

Pourquoi avez-vous embrassé l’identité franco-ontarienne, alors que vous auriez pu vous identifier comme Québécois ou même anglophone, puisque votre mère l’était?

J’étais déjà proche des milieux « militants » franco-ontariens. Dès le secondaire, j’avais été du premier grand festival de Théâtre Action à Elliot Lake en 1974. J’avais rencontré plein de monde : de Sudbury, de Hearst, de Hawkesbury, etc. Quand j’étais au conservatoire, je revenais l’été pour travailler avec Théâtre Action. C’était naturel de vouloir revenir chez nous.

Et naturellement, l’idée de lancer une nouvelle compagnie théâtrale est arrivée : le Théâtre de la Vieille 17, en 1979. L’effervescence de la cause franco-ontarienne était en montée.

Je fais aussi partie d’une certaine vague de la création collective. Dans les années 70, au Québec comme ailleurs au Canada français, il y a cette idée que les acteurs vont écrire et créer une nouvelle dramaturgie. Ces deux courants arrivent en même temps : la cause militante franco-ontarienne et l’implication des artistes au niveau social, politique et de l’écriture. Je suis de cette génération qui a voulu faire naître.

Ça a commencé juste avant nous. Je pense spécifiquement aux gens de Sudbury comme André Paiement et le Théâtre du Nouvel-Ontario (TNO), que je vais rejoindre après avoir fait la Vieille 17. Toute cette génération, Marcel Aymar, Robert Paquette… Ils sont un peu plus vieux que moi, mais j’arrive juste après et je me lance sur la vague.

Photo d’auteur de Jean Marc Dalpé, qui a toujours publié ses oeuvres à la maison d’édition sudburoise, Prise de parole. Source : Prise de parole.

Donc, vous étiez conscients de bâtir quelque chose?

Absolument. On le nommait. Il y avait eu la coopérative artistique du Nouvel-Ontario (CANO), le TNO, CANO-musique, la maison d’édition Prise de parole… Ce sont toutes des institutions qui venaient de naître et qui étaient des bâtisseurs. C’est comme ça qu’on en parlait. On bâtissait le pays. On bâtissait une identité. En fondant la Vieille 17, on était aussi dans ce courant de vouloir organiser les affaires, créer des réseaux entre les artistes. C’était très enthousiasmant de faire partie de tout ça. C’est une œuvre collective, de génération.

Qu’est-ce qui faisait que les jeunes d’Ottawa, comme vous ou votre complice Brigitte Haentjens, par exemple, convergeaient vers Sudbury et non l’inverse?

C’est parce qu’il y a eu un petit creux de vague à Sudbury à ce moment-là, si on parle spécifiquement de Brigitte et moi. Plein de gens étaient partis ailleurs, à Toronto, à Montréal… Il y a toujours des cycles comme ça, surtout en région. C’est dans cette pause qu’on nous a demandé si ça nous tentait de venir, avec Brigitte, ensuite avec Pauline Gagnon et d’autres, pour reprendre en main le TNO. Cette nouvelle génération va dominer la scène dans les années 1980.

En plus du Projet K dont on parle en fin d’entrevue, une autre référence à Jack Kerouac dans la carrière de Jean Marc Dalpé. En 2018, il joue aux côtés de France Huot dans la pièce Jack de Marie-Pierre Proulx. Ces deux femmes représentent à leur tour une nouvelle génération importante dans l’histoire du TNO. Archives ONFR+

Qu’est-ce que ça signifie pour vous d’être à la 50e Nuit sur l’étang cette fin de semaine?

J’ai été à tellement de Nuits! Je n’étais pas là lors des premières, mais, très rapidement, j’ai participé comme poète, animateur… Donc, quand ils m’ont appelé pour la 50e, c’est certain que j’ai dit oui.

L’identité est un sujet récurrent dans vos œuvres, du Chien (1987) jusqu’à La Queens (2018). Qu’est-ce qu’il reste à dire?

On est dans un moment où il y a énormément de réflexion et de conflits autour de l’idée d’identité. Ça s’est envenimé depuis quelques années, avec la montée de la droite. On le voit en Europe, aux États-Unis, etc.

Quand j’écrivais Les murs de nos villages en 1979, ou Gens d’ici en 1981, c’était plus naïf. C’était la fête, il y avait très peu d’idée d’exclusion dans cette identité franco-ontarienne.

Autour des deux référendums, la façon dont on parlait de l’identité québécoise s’est durcie. Il y a eu cette idée des vrais Québécois, des nouveaux Québécois ou des Québécois de souche. Cette façon de réfléchir était étrangère à notre élan identitaire à nous. Aujourd’hui, c’est tellement plus virulent. Ça me heurte énormément. Je pense qu’on a encore beaucoup de choses à dire. Comment on peut parler de qui nous sommes, sans que ce soit en opposition à qui vous êtes?

Jean Marc Dalpé porte plusieurs chapeaux dont ceux d’auteur, de traducteur et d’acteur. Archives TFO

En 2021, vous avez renoncé à votre doctorat honorifique de l’Université Laurentienne, après la suppression de nombreux programmes, dont 28 en français. Que signifie ce geste?

C’est un geste politique, en réaction à ce qui me semblait être des décisions désastreuses et non nécessaires, qui ont des conséquences sur la francophonie sudburoise et sur la ville de Sudbury. C’est de la mauvaise gestion des gens qui avaient la responsabilité de la santé de l’Université Laurentienne. J’espérais secouer certaines personnes. Je ne veux pas être affilié à the Laurentian University.

Parmi toutes vos œuvres, quelle est la plus chère à votre cœur?

Impossible de me poser cette question! Je vais faire la boutade qu’on entend souvent, mais c’est la nouvelle, celle qui s’en vient. Il y a la première de Rome le 5 avril à l’Usine C, à Montréal. C’est une grosse œuvre théâtrale que Brigitte Haentjens est en train de monter. J’y travaille depuis trois ou quatre ans. Le spectacle va durer sept heures. Je suis très content, car le livre va sortir chez Prise de Parole en même temps. C’est une belle grosse brique! 

Rome est inspirée de cinq œuvres de Shakespeare. On passe à travers la civilisation romaine, de la chute des rois et l’instauration de la première république, puis de la chute de la république et l’instauration de l’empire, ensuite jusqu’à la chute de l’empire.

On nomme souvent Le chien comme votre pièce maitresse. C’est celle qui vous a donné votre premier prix du Gouverneur général. Quel est votre rapport avec cette pièce aujourd’hui?

J’ai beaucoup d’affection pour elle. Au Salon du livre de Toronto, il y a quelques semaines, un des acteurs avec qui j’ai tourné Un, deux, trois de Mani Soleymanlou cet automne, Ziad Ek, a lu le monologue de Jay. C’était très agréable à réentendre. Ça swigne encore!

Dans Le chien, Roy Dupuis incarne Jay, qui revient chez son père (Roger Blay) dans un village du Nord de l’Ontario, après 10 ans d’absence. Source : Théâtre du Nouvel-Ontario

Vous avez donné dans l’écriture théâtrale, la poésie, le roman, la télévision, etc. Et votre pièce La Queens a été adaptée en version audio. Comment avez-vous trouvé cette expérience?

C’était très bien. On crée pour que le public reçoive ces œuvres-là de toutes les façons possibles. J’ai beaucoup aimé l’adaptation en balado. D’ailleurs, à TFO, il y a une production de Lucky Lady qui est accessible aussi. Pour moi, c’est du bonbon.

Vous avez aussi traduit et adapté de nombreuses œuvres. Qu’est-ce que ça vous apporte comme artiste?

C’est une activité que j’adore. La traduction est un art d’interprétation. Souvent, les gens ont cette idée qu’il existe LA bonne traduction. Mais non. Chaque traducteur traduit pour et vers sa culture. Je trouve fascinant de voir l’écart entre la langue originale et la nouvelle version.

Il y a un plaisir fou à ne pas m’occuper de l’histoire. Je m’occupe de comment la transmettre. Ça m’a apporté énormément pour le sens de la précision. Je vais encore faire le lien avec l’identité, car une traduction se fait seulement dans le contexte d’un échange. Il y a l’identité culturelle de l’œuvre originale, qui vient d’un individu, mais aussi d’une culture et d’une communauté spécifiques. Et ça s’en va vers une autre communauté tout aussi spécifique. J’essaie de trouver le point de départ qui peut se retrouver dans une autre culture.

En ce moment, je travaille avec Charles Bender, un Wendat de Wendake, proche de Québec. On traduit le dernier livre de Tomson Highway, un Cri du nord du Manitoba. C’est quelqu’un de sa génération, dans le milieu autochtone, au Canada, aujourd’hui. La traduction, c’est de plonger dans cette thématique de l’identité, mais d’une autre façon.

L’identité est le thème principal au coeur des oeuvres de Jean Marc Dalpé. Archives TFO

Ce n’est pas votre première collaboration avec des artistes autochtones. Vous avez fait le Wild West Show de Gabriel Dumont. Parlez-nous de ce gros projet.

C’était immense. L’histoire va comme suit : Alexis Martin travaillait sur une trilogie sur le fait canadien-français dans la vallée du Saint-Laurent. Je lui ai dit : il faut que tu sortes du Saint-Laurent, que tu viennes à Sudbury! L’Histoire politique a fait que la population québécoise s’est détachée d’une réalité plus nord-américaine. Ils ont perdu un peu de mémoire, notamment avec ces liens très importants qui existaient entre les populations francophones jusqu’aux années 1960-1970.

Donc, on est en train de discuter de ça, Alexis et moi, et on en vient à parler de Louis Riel. On se dit qu’il faudrait qu’on raconte cette histoire extraordinaire. Ma blonde de l’époque souligne : Ok, donc ça va être les deux gars blancs de l’est qui vont raconter ça?

Cette histoire a été vécue par quatre communautés importantes qui se sont retrouvées dans l’Ouest : les autochtones, métisses, anglos et francos. Pour la raconter, il faut qu’on ait des gens de toutes ces communautés-là. On s’est réunis à dix auteurs. On est allé chercher des Franco-Manitobains, des Fransaskois, des gens des communautés métisses, cries et anichinabées de l’Ouest.

Ça a été formidable. Et ça a donné le Wild West Show de Gabriel Dumont et le Gabriel Dumont’s Wild West Show, car on a fait une version en anglais avec toutes les autres langues, qui faisaient partie des deux versions.

La distribution du Wild West Show de Gabriel Dumont, lors d’une représentation à Montréal en 2017. Domaine public

Ça a créé des liens qui sont encore là. Charles Bender et moi, on a fait une première traduction d’un livre de Maria Campbell, une aînée métisse. Halfbreed est un monument, un morceau très important de la renaissance artistique et militante autochtone des dernières décennies. Charles et moi avons rencontré Maria Campbell quand nous avons joué le Wild West Show à Saskatoon. Nous avons découvert que ce livre-là n’avait pas été traduit en français. Alors on a décidé de le faire ensemble.

Vous avez déjà mentionné avoir un style d’écriture lent, avec plusieurs projets qui mijotent en même temps. Quels sont vos autres projets en cours?

J’en ai plusieurs. Un autre gros projet s’appelle le Projet K. K, pour (Jack) Kerouac. Ce n’est pas du théâtre, mais il y a une partie de performance, une partie d’animation culturelle, une partie littéraire. Un premier événement a eu lieu à Rouyn-Noranda en février. Il y aura Montréal en avril et Québec en mai. On est en pourparlers pour lancer ça à Moncton, puis à Sudbury avec la Place des arts, le Salon du livre du Grand Sudbury et le TNO. À Ottawa, j’ai eu une réunion avec le Centre national des arts (CNA) et le Théâtre la Catapulte. Je fais de plus en plus de choses un peu hors normes. La vie est courte. Pour les années qui me restent, let’s go, on fait des folies! »


LES DATES-CLÉS DE JEAN MARC DALPÉ :

1957 : Naissance à Ottawa

1979 : Fondation du Théâtre de la Vieille 17 avec Robert Bellefeuille, Roch Castonguay, Lise L. Roy et André Sarazin.

1981 : Arrivée à Sudbury pour le Théâtre du Nouvel-Ontario

1988 : Remporte son premier Prix du Gouverneur général pour la pièce Le chien. Il en gagnera deux autres.

1997 : Entre dans l’Ordre des francophones d’Amérique

2021 : Renonce à son doctorat honorifique de l’Université Laurentienne pour manifester contre la mauvaise gestion et les coupes de programmes en français.

Chaque fin de semaine, ONFR+ rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada.