Journal plagiaire : enquête ouverte, les gouvernements pointés du doigt

Montage ONFR+

[ENQUÊTE]

TORONTO – Le journal Nouvelles communautaires/Community Digest a pu empocher près de deux millions de dollars en fonds publics, même s’il diffusait des articles volés à d’autres médias, a révélé jeudi ONFR+ dans une enquête journalistique. Plusieurs intervenants touchés de près par ce scandale mettent en doute les vérifications faites par les différents paliers de gouvernement. La province de l’Ontario, elle, a décidé de lancer une enquête. 

« Le gouvernement et ses agences prennent les affaires d’irrégularités au sérieux et nous avons donné l’instruction au Comité de révision de la publicité d’enquêter sur ces allégations », a annoncé, vendredi matin, Harry Malhi, porte-parole du ministère des Services gouvernementaux et des Services aux consommateurs.

Encore dans des éditions récentes du journal, le gouvernement ontarien s’affichait. En 2016-2017, il a injecté 62 672 $ en publicités, puis 57 248 $ l’année suivante dans Nouvelles communautaires. L’an dernier, la province a gelé ses dépenses publicitaires pour l’ensemble des médias, ce qui explique un montant réduit de 14 579 $.

Le gouvernement ontarien est incapable de fournir des données sur ses achats publicitaires dans le journal avant 2016. La province s’explique en disant que l’agence de publicité responsable de ces achats publicitaires a depuis changé et que les chiffres ne sont plus accessibles. Les sommes évoquées par la province pourraient donc n’être que la partie émergée d’un gigantesque iceberg publicitaire constitué au fil des ans, depuis la création du journal en 1983.

« Pratiques douteuses » et « sommes usurpées »

« Il est inadmissible d’utiliser le travail légitime de journalistes sans leur autorisation, surtout pour en retirer des gains pécuniaires », a déclaré Francis Saunier. Par voie de communiqué, le président de l’Association de la presse francophone pointe des « pratiques douteuses qui entachent la réputation de tout le secteur de la presse écrite communautaire auprès du public et des instances gouvernementales. Au quotidien, les équipes de ces journaux travaillent d’arrache-pied pour être le reflet de leurs communautés et leur offrir une information de qualité. » 

« L’APF travaille sans arrêt à sécuriser des appuis financiers gouvernementaux afin que les médias communautaires de langues officielles en situation minoritaire puissent continuer à servir l’intérêt public et la démocratie des populations qu’ils desservent », a-t-il ajouté. « Les sommes usurpées par Nouvelles communautaires/Community Digest auraient pu faire une grande différence pour tous nos journaux membres qui sont confrontés quotidiennement à des défis de taille. (…) En plus de lutter contre les fausses nouvelles, nous voilà en train de lutter contre les faux médias. »

Les gouvernements ont failli, selon plusieurs intervenants

Certains sources affirment avoir signalé aux différents paliers de gouvernements les tâches nombreuses dans le dossier de Nouvelles communautaires.

« Des plaintes et des courriers ont été faits au gouvernement […] Beaucoup de recherches ont été faites il y a cinq ans », relate Anne Gaudet, dont l’expertise en matière de marché publicitaire dans la presse francophones hors Québec fait autorité. « Mais les fonctionnaires n’ont pas enquêté profondément sur la nature de ce journal », se désole-t-elle. 

À cette époque, l’homme d’affaires de Vancouver, mi-éditeur, mi-agent immobilier, était déjà largement connu pour décrocher des annonces payantes avec des contenus repris dans les autres médias.

« Ce n’était pas un journal », tranche l’agente publicitaire. « C’était un imprimé fait depuis une photocopieuse sur des feuilles de papier 8,5 par 11. Ça n’était pas vraiment distribué nulle part. Il a inventé ça pour faire de l’argent avec la publicité fédérale et ça a marché », lâche-t-elle.

Les normes gouvernementales exigent pourtant que, pour être admissible à diffuser des publicités fédérales, un média imprimé doit être publié dans un format tabloïd ou grand format, distribué effectivement partout sur le territoire qu’il couvre et être diffusé sur une base régulière et prédéterminée d’un an.

L’éditeur doit en outre faire une déclaration sous serment concernant la diffusion dûment remplie et signée par un commissaire à l’assermentation, un notaire ou un avocat. Des exigences du même ordre sont en vigueur au niveau provincial, normalement garanties par la Commission de révision de la publicité. Cependant, aucune des deux instances ne semblent exiger du contenu original ou même vérifier si les droits d’auteurs et de reproductions sont respectés par la publication. 

« Il faut remplir plusieurs dizaines de pages de formulaire », confirme Mme Gaudet qui a du mal à comprendre comment le propriétaire est parvenu à « percer tout le réseau fédéral pour recevoir l’argent ». Elle reste aussi perplexe quant aux manquements provinciaux : « 60 000 $ par an, c’est beaucoup, c’est plus que les journaux légitimes de l’Ontario (…) Il y a des fonctionnaires qui dorment, donnent de l’argent à un fraudeur. »

« Je ne suis pas du tout étonnée », confie Catherine Tableau. « Il y a des gens qui savent tirer parti du système. »

La directrice générale de la Maison de la francophonie de Vancouver déplore un manque de vérification des fonctionnaires sur le terrain, en général.

« J’ai déjà vu des vérifications fédérales, c’est souvent léger », remarque celle qui gère le quartier général de la francophonie de Vancouver hébergeant une quinzaine d’associations.

« Les mécanismes de contrôle ne sont pas fiables », juge Mme Tableau. « C’est un préjudice pour la communauté. Il suffit d’éditer un journal sur des feuilles quelconques et de justifier de certaines activités. Même si c’est de l’esbroufe, les bailleurs de fonds ne vont pas chercher très loin. Ils ne fouillent pas. C’est de la responsabilité du bailleur. »

Hélène Lequitte, éditrice du journal Le Franco en Alberta, ne comprend pas comment un journal aussi artisanal a pu obtenir des sommes aussi importantes des gouvernements.

« Il y a un problème au niveau de la procédure. Si tu n’es pas capable de détecter une fraude pareille, si ça passe comme une lettre à la poste, il y a un problème », lance-t-elle. « Son business est de prendre de l’argent du gouvernement. Au bout à bout, il se fait une petite fortune. C’est du plagiat. Il ne peut pas dire qu’il fait une bonne action », ajoute-t-elle, en colère.

Elle affirme que, normalement, des preuves pour s’assurer du nombre de copies réel d’une publication sont exigées.

« On doit donner la facture de l’imprimeur. Sur la facture, il y a le prix, le nombre de pages et de copies », dit-elle.

ONFR+ a tenté d’identifier l’imprimeur de Nouvelles communautaires. Si Nazir Ebrahim est propriétaire d’un atelier d’impression, il n’a pas été possible de déterminer s’il imprime lui-même son journal. Le gouvernement du Canada, lui, n’a pas été en mesure de donner une réponse à cette question. Au contraire, pour savoir le nombre de copies et l’identité de l’imprimeur qui doit le certifier, le fédéral invite à contacter directement Nazir Ebrahim.  

Le fédéral offre des explications partielles

Invité à expliquer pourquoi Nouvelles communautaires a pu obtenir 117 893 $ du Fonds du Canada pour les périodiques, Patrimoine canadien s’est fait avare de commentaires. Le ministère a plutôt soutenu que les octrois accordés entre 2011 et 2013 ne se sont pas reproduits, par la suite. 

« Le ministère a demandé des documents supplémentaires, tels que des rapports de diffusion réalisés par des firmes indépendantes afin de confirmer les informations contenues dans la demande. De plus, des procédures ont été mises en place par le programme pour évaluer le contenu reproduit provenant d’autres publications. Les demandeurs n’ont pas été en mesure de satisfaire aux exigences du programme, et notamment de fournir les renseignements demandés permettant de confirmer les informations sur la diffusion », indique Patrimoine canadien, sans dire pourquoi de telles exigences n’avaient été formulées avant d’accorder les autres fonds.