Juges bilingues à la Cour suprême et un commissaire renforcé : « il était temps », selon Joly

La ministre du Développement économique et des Langues officielles, Mélanie Joly. Archives ONFR+

OTTAWA – On l’attendait depuis plusieurs mois. Le gouvernement Trudeau a rendu public son livre blanc sur les langues officielles, vendredi matin. Un document « historique » selon les mots de la ministre des Langues officielles, Mélanie Joly, en entrevue pour ONFR+.

Cette batterie de mesures donne selon elle « des nouveaux droits » et « une égalité entre les deux langues officielles », tout en touchant « la justice, l’immigration et l’éducation ». « Cette modernisation de la Loi sera ancrée dans le gros bon sens », ajoute-t-elle du même souffle.

Le livre blanc sur les langues officielles doit précéder le dépôt d’un projet de loi visant à moderniser la Loi sur les langues officielles (LLO). Cette nouvelle mouture de la Loi sera déposée au cours de l’année, insiste le gouvernement. Le temps presse puisque la dernière refonte majeure du texte remonte à 1988.

L’un des plus gros dossiers des langues officielles depuis plusieurs années est en passe d’être réglé. Les juges de la Cour suprême du Canada devront prochainement être bilingues selon la Loi.

« Pour une première fois, il est proposé que la Loi reconnaisse la nécessité de nommer des juges bilingues à la Cour suprême afin de refléter véritablement le caractère bilingue de notre pays », peut-on lire dans le document de 34 pages.

« C’était anormal qu’il n’y ait pas cette obligation », déclare Mélanie Joly en entrevue pour ONFR+, tôt ce vendredi matin. « Les trois derniers juges étaient bilingues, mais il est fondamental que la Cour puisse fonctionner de façon bilingue. Pour un avocat qui plaide devant la Cour, il faut qu’il ait la confiance d’être entendu et compris, sans un service d’interprétation. »

« C’est très positif », exprime la politologue du Collège militaire royal de Kingston, Stéphanie Chouinard, qui rappelle que le plus haut tribunal du pays reste « la seule cour fédérale » qui n’exige pas le bilinguisme des juges.

La Cour suprême du Canada. Archives ONFR+

Au cours des dernières années, les débats autour du bilinguisme des juges à la Cour suprême s’étaient multipliés à la Chambre des communes. À quatre reprises, les néo-démocrates avaient tenté, sous l’impulsion des députés Yvon Godin et François Choquette, d’exiger le bilinguisme des neuf juges de la Cour suprême sans obtenir le soutien des conservateurs… et de la majorité des libéraux.

En mai 2016, le gouvernement Trudeau fraîchement arrivé au pouvoir s’était engagé à nommer des juges bilingues à la Cour suprême du Canada, mais sans force de loi.

Un commissaire aux pouvoirs accrus

Aussi, dans le livre blanc déposé, le gouvernement s’engage à donner plus de pouvoirs au commissaire aux langues officielles, Raymond Théberge.

« Le gouvernement propose de renforcer l’étendue de ses pouvoirs et d’y ajouter une gradation. Outre ceux qui lui sont actuellement conférés (enquêtes, rapports, recommandations), la Loi prévoirait explicitement le recours à des modes alternatifs de résolution de conflits (médiation et autres). Le commissaire pourrait aussi conclure des ententes exécutoires avec les institutions fédérales et les entités assujetties à la Loi, comme Air Canada, pour encadrer la mise en œuvre des changements qu’il recommande. »

Le commissaire aux langues officielles du Canada, Raymond Théberge. Crédit image : Commissariat aux langues officielles du Canada

« On amène les pouvoirs du commissaire aux langues officielles au 21e siècle », plaide Mme Joly. « On les aligne avec d’autres commissaires. Il va maintenir son rôle d’ombudsman, mais aura cette fois un rôle d’adjudication en émettant des ordonnances. »

La politologue Stéphanie Chouinard a toutefois une réserve sur ce projet. « Certains organismes seront peut-être déçus, car on prévoit renforcer le pouvoir d’agir du commissaire, mais encore faudra-t-il nommer quelqu’un qui saura faire bon usage de ces nouveaux pouvoirs. »

La Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) demandait notamment la mise en place d’un tribunal administratif pour régler tout litige portant sur la Loi, et donner des sanctions plus sévères pour les contrevenants.

Apprentissage, fonction publique et immigration

Dans le projet de modernisation de la LLO, le gouvernement s’engage aussi à « améliorer l’appui offert aux fonctionnaires fédéraux dans l’apprentissage de leur langue seconde ainsi que les efforts de recrutement déployés pour créer une fonction publique diversifiée », mais aussi renforcer la partie VII de la Loi, des mesures visant à renforcer « l’apprentissage, l’acceptation et l’appréciation » des deux langues officielles, en collaboration avec les gouvernements provinciaux et territoriaux ».

« Ce sont des mesures de complétude institutionnelle », observe Stéphanie Chouinard. « Si on parle d’un accès facilité à la langue française publique, cela devra prendre des ressources significatives. »

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Archives ONFR+

Par ailleurs, le gouvernement reconnaît le droit d’être servi et de travailler en français dans les entreprises de compétence fédérale au Québec et dans les régions à forte présence francophone au pays. Sur le chapitre de l’immigration, on parle aussi du devoir « d’attirer et de faciliter l’immigration francophone à l’extérieur du Québec ».

« Certaines mesures sont plus symboliques que révolutionnaires. On garantit le droit de parler en français dans les régions, est ce que ça changera les choses? Pas certaine », analyse Stéphanie Chouinard.

La ministre Mélanie Joly reste cependant confiante sur la capacité de son gouvernement à mettre en branle ses initiatives.

« Nous avions investi 500 millions de dollars de plus dans le Plan d’action sur les Langues officielles en 2017. Certains investissements de ce nouveau projet de loi sont à coût nul comme le bilinguisme des juges à la Cour suprême du Canada, mais il y aura des investissements qui viendront. On en saura plus lorsque le projet de loi sera déposé. »

Révision de la Loi

Enfin, le gouvernement Trudeau aimerait réviser fréquemment la Loi. « Il apparaît aussi opportun d’approfondir la question et d’instaurer des intervalles de révision réguliers qui éviteront que les Canadiens attendent 30 ans avant qu’un gouvernement ne prenne l’initiative de réviser ou de corriger cette loi. »

« Le monde est en train de changer rapidement », argumente Mme Joly. « Le français est en déclin au Québec et au Canada, en raison de deux grands phénomènes qui sont les médias sociaux et l’internationalisation. Nous nous devons donc d’agir le plus souvent possible. »

Mais pour Stéphanie Chouinard, cette mesure doit être prise avec des pincettes. « C’est la roulette russe, car on ne sait pas qui sera au pouvoir quand l’obligation tombe. Cela veut dire qu’un gouvernement peut-être réfractaire ou qui ne partage pas nécessairement la vision des francophones sera en charge de réviser cette Loi. »

CE QUE LA MODERNISATION DE LA LOI SUR LES LANGUES OFFICIELLES CHANGERA :

Obligation des juges de la Cour suprême du Canada d’être bilingue

Pouvoirs renforcés pour le commissaire aux langues officielles

Amélioration de « l’appui offert » aux fonctionnaires fédéraux dans l’apprentissage de leur langue seconde

Reconnaissance du droit à être servi en français dans les entreprises fédérales

« Attirer et faciliter » l’immigration francophones à l’extérieur du Québec

Enchâsser le programme de contestation judiciaire dans la Loi sur les langues officielles