Julie Béchard-Fischer, une voix pour les femmes de Timmins

Une femme avec des lunettes de soleil tient des pancartes pour le droit des femmes.
En mai 2019, le CSCT a engagé Julie Béchard à titre de directrice générale.

[LA RENCONTRE D’ONFR] 

TIMMINS – Le Centre Victoria de Sudbury a engagé Julie Béchard-Fischer en 2005 pour mettre sur pied le Centre Passerelle pour femmes du nord de l’Ontario à Timmins. Un petit centre voit ainsi le jour, ne comptant que deux intervenantes de première ligne en violence à caractère sexuel et une directrice-fondatrice. Un peu plus de dix ans plus tard, il compte maintenant une quinzaine d’employés et sept membres au conseil d’administration. Il a aussi ouvert La Villa RenouvEllement, la toute première maison d’hébergement pour les femmes touchées par la violence dans le Nord de l’Ontario. Mme Béchard-Fischer partage son parcours professionnel intimement lié à sa découverte de soi.

« Comment le Centre Passerelle est-il venu à exister?

Depuis plusieurs années, le seul organisme pour femme à Timmins opérait en anglais. Il recevait une enveloppe pour des services en français, mais il n’y avait qu’une employée francophone. Lorsqu’elle était malade ou en vacances, il n’y avait pas de moyens de se faire servir en français.

La communauté des femmes francophones à Timmins ont alors revendiqué un service « par et pour ». Lorsqu’on investit qu’une petite enveloppe d’argent dans le cadre d’un organisme anglophone, il n’y a pas de développement des services en français et il n’y a aucune façon d’assurer la qualité et la continuité des services.

Le gouvernement s’est penché sur ces recommandations et a approché le Centre Victoria à Sudbury, un Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS). Le Centre Victoria a reçu le mandat de marrainer un nouveau centre à Timmins et a agi comme mon employeur jusqu’à ce que je puisse monter un conseil d’administration incorporant le nouvel organisme.

Qu’est-ce qui vous a attiré à ce poste?

Quand j’ai vu un poste pour mettre sur pied un nouveau centre francophone qui aide les femmes, ça m’a immédiatement interpellé. J’ai toujours été une bâtisseuse. J’aime beaucoup commencer des projets, les défis et la nouveauté.

Et c’était un centre francophone! À l’époque, j’occupais un poste de première ligne en santé mentale pour un organisme dont la langue de fonctionnement était l’anglais. Mais j’avais toujours vécu en français et je voulais travailler en français.

La francophonie a-t-elle toujours été au cœur de votre engagement?

J’ai grandi à Georgetown, dans le Sud de l’Ontario où j’ai toujours été élevé entièrement en français. À la maison comme à l’école, on parlait en français. Je sais que ce n’est pas l’expérience typique, mais les gens qui m’entouraient, c’est-à-dire le cercle social de mes parents et de leurs enfants, étaient des francophones. Lorsque j’ai déménagé à Timmins à dix ans, je n’ai jamais remis en question ma langue.

Je me sens compétente et plus à l’aise en français. J’ai ressenti beaucoup ce manque quand j’ai commencé à travailler en anglais, même si j’avais plusieurs clients francophones. J’ai toujours trouvé ça plus épuisant.

Comment cet engagement s’est-il transformé en carrière?

Je savais que je voulais faire mes études postsecondaires en français, et intervenir auprès de ma communauté m’a toujours interpellé. Depuis un jeune âge, je savais que le travail social m’intéresserait. Donc je me suis inscrite à un baccalauréat en psychologie à l’Université de Hearst. Alors que je commençais à envisager ce que j’allais faire avec mon diplôme, j’ai ressenti un manque. Il me fallait développer mes capacités au niveau de la relation d’aide.

Il n’y avait pas de stage pratique dans mon domaine d’étude et je ne me sentais pas prête à intervenir auprès des personnes. Je me suis donc inscrite en travail social au Collège Boréal, où j’ai obtenu toute la composante pratique : travailler avec le monde. J’ai beaucoup apprécié de vivre ces deux niveaux à différents stades de mon éducation.

Et c’est donc à partir de ce moment que vous avez commencé une carrière en santé mentale?

Oui, et avant de découvrir le monde de la violence faite aux femmes. Intervenir auprès de personnes qui vivent des vulnérabilités a toujours été quelque chose que je valorise. J’aime beaucoup l’idée de la relation d’aide et offrir un soutien qui peut améliorer la qualité de vie des membres de la communauté.

D’où est provenu l’inspiration de travailler avec les femmes en situation de vulnérabilité?

J’ai beaucoup apprécié mon expérience en santé mentale, mais ça ne m’a pas interpellé d’une façon personnelle. Personne dans ma famille n’avait vécu de problème de santé mentale. C’est un domaine très intéressant, mais pour moi ce n’était que professionnel.

Est-ce que j’avais une bonne compréhension de toute l’analyse qui accompagne le domaine de la violence faite aux femmes? Non, pas du tout. En fait, je venais d’un domaine qui utilisait une perspective beaucoup plus médicale. Mais la découverte du travail auprès des femmes a été un cadeau tant d’un côté personnel que pour mon cheminement professionnel.

Qu’entendez-vous vraiment lorsque vous parlez de cadeau?

C’est venu me rejoindre très intimement à titre de femme. Je vois des femmes vivre certaines expériences à cause qu’elles sont femmes que j’ai aussi vécues. Développer une analyse féministe m’a permis de faire sens de plusieurs choses que j’ai vécues dans ma vie en tant que femme dans cette société. Découvrir l’analyse féministe normalise certaines expériences et permet de comprendre leurs impacts. J’ai pu m’épanouir au plan individuel.

Comment pourrait-on décrire l’importance de la langue dans le travail avec des femmes victimes de violence?

Une femme qui veut entreprendre un cheminement personnel, comme un processus de dévictimisation face à un trauma, doit avoir la capacité de le faire dans sa langue. Il y a tellement de défis qui nous empêchent de partager nos expériences traumatiques, tellement de tabous associés à vivre de la violence. Ce sont des émotions que les gens vivent  leur langue maternelle et c’est presque impossible de vivre un plein cheminement s’il faut toujours traduire nos émotions avant de les exprimer. Ce n’est pas seulement exprimer un état de fait, c’est faire confiance à une personne, de comprendre tout ton vécu parce qu’elle a vécu elle aussi ces expériences culturelles.

Quand on accompagne les femmes à travers les divers processus qu’elles doivent naviguer – signaler les situations d’abus auprès des services policiers, avoir recours à des services médicaux ou aller en cour ­– on revendique aussi des services en français à chaque étape. Ce sont des droits importants que les femmes qui vivent des situations de vulnérabilité n’ont souvent pas le réflexe de revendiquer elles-mêmes.

En 2011, vous avez reçu le Prix de distinction pour les services aux victimes du procureur général de l’Ontario. En 2017, vous étiez en lice pour le Prix de la première ministre en service communautaire. Quelle est votre réaction face à cette reconnaissance?

Je suis très honorée d’avoir reçu le prix du procureur et la mise en nomination du Collège Boréal. Mais le domaine de la violence faite aux femmes est un travail entièrement collectif. C’est moi qui ait le privilège de le faire reconnaître, mais il n’y a aucune façon qu’on pourrait faire le travail qu’on fait sans l’ensemble du personnel et du conseil d’administration. Tout le succès du centre dépend de la contribution de chaque femme avec qui je travaille.

Le travail de la violence faite aux femmes est un secteur qui valorise beaucoup son origine grassroot. Au tout début, c’était des femmes qui hébergeaient leurs voisines qui vivaient de la violence. C’était des femmes qui dénonçaient les iniquités entre les sexes. C’était des femmes qui montaient aux barricades pour réclamer des changements juridiques. On valorise énormément le par et le pour les femmes.

On bénéficie toujours des revendicatrices qui sont venues avant nous, et on espère que notre travail permettra à la relève de nous surpasser. C’est un travail que j’entreprends avec beaucoup d’humilité parce que je comprends que ma contribution est une parmi tant d’autres qui sont essentielles pour bâtir le mouvement.

En terminant, si vous étiez à la place de Justin Trudeau, quelle serait votre première mesure pour les francophones?

Une des choses qu’on demande aux personnes en position de pouvoir, c’est de protéger les acquis par l’entremise de politiques et procédures. Ça prend des politiques qui sont claires et qui ne peuvent pas être remises en question par leurs successeurs.

C’est un secteur qui est très sous-financé. On n’a pas la capacité d’offrir des fonds de pension à nos intervenantes. On n’a pas la capacité de contrer l’iniquité salariale en payant bien nos employées. C’est un reflet du manque de valorisation social du travail des femmes. Les femmes qui contribuent, ce n’est pas simplement par vocation professionnelle. Elles se donnent corps et âme pour « la cause ».

Souvent, on met en place des projets parce que la personne au pouvoir y croit et libère un certain financement. Mais si la personne qui la remplace n’y croit pas, tous nos acquis sont menacés. »


LES DATES-CLÉS DE JULIE BECHARD-FISCHER :

2005 : Devient directrice-fondatrice du Centre Passerelle

2007 : Ouvertures officielles de maison d’hébergement

2010 : Rencontre « marquante » avec Michaëlle Jean

2011 : Remporte le Prix de distinction pour les services aux victimes du procureur général de l’Ontario

2017 : Mise en nomination pour le Prix de la première ministre en service communautaire

Chaque fin de semaine, ONFR rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada