NOS HISTOIRES, NOTRE HISTOIRE ÉPISODE 2
En septembre 1975, un vaste mouvement de désobéissance civile naissait en Ontario : il portera le nom de « C’est l’temps ! »
« C’est l’temps ! » était orchestré par de jeunes Franco-Ontariens, ulcérés de ne pouvoir avoir accès à une justice en français en Ontario.
Pour y arriver, on choisira de provoquer les tribunaux et la gente politique par divers coups pendables qui mèneront leurs membres… jusqu’en prison.
JACQUELINE PELLETIER :
Il y a à peu près 25 personnes
qui sont passées derrière les
barreaux pour une nuit ou plus.
Une affiche est accrochée sur une porte de prison, indiquant : « C’est l’temps » avec le dessin d’une personne dans une tenue de prisonnier, un boulet au pied.
ALAIN POIRIER :
Je peux me vanter d’avoir
tout fait pour aller en prison,
mais je n’ai pas réussi.
JACQUELINE PELLETIER :
Évidemment, ce qu’on faisait,
nous, être arrêtés
par la police, aller chercher
une contravention, c’était
un symbole. Mais les gens ont
vite compris qu’on parlait
de beaucoup plus que ça.
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Mouvement « C’est l’temps »
1975-1977
SÉBASTIEN PIERROZ, reporter, est assis seul sur une chaise et témoigne.
SÉBASTIEN PIERROZ :
Recevoir une contravention,
ça ne fait jamais plaisir.
Mais au moins, aujourd’hui,
cette contravention est
écrite en français.
Ça n’a pas toujours été le cas.
En fait, il y a plus
de 40 ans, ces petits bouts
de papier étaient rédigés
en anglais seulement.
Et ça a créé toute une
polémique en Ontario français.
Au point où de jeunes
Franco-Ontariens ont même fait
de la prison pour avoir le droit
de les payer en français.
On est en 1971, le gouvernement
de Bill Davis promet
d’offrir plus de services
judiciaires en français.
Des images d’archives du premier ministre William Davis le 3 mai 1971 sont présentées.
SÉBASTIEN PIERROZ :
Mais les changements tardent
à se manifester et les
militants s’impatientent.
Sur une photographie d’archives, des manifestants tiennent des pancartes où on peut lire : « Vos promesses Monsieur Davis ? C’est l’temps ».
SÉBASTIEN PIERROZ :
On veut des contraventions, des
plaques d’immatriculation et des
permis de conduire bilingues.
Et on est même prêts à aller
en prison pour les obtenir.
Dans une vidéo d’archives, un homme avec un sac noir sur la tête passe en chantant au milieu de nombreuses personnes assises à des tables.
HOMME AVEC LE SAC :
Chantant
Petits pensionnaires…
JOURNALISTE : Narratrice
Le mouvement
« C’est l’temps » va même
jusqu’à publier un manifeste
où il dénonce violemment
l’oppression et l’exploitation
des Franco-Ontariens.
Dans la vidéo, d’autres personnes avec des sacs noirs sur la tête sont agenouillées autour d’un drapeau franco-ontarien.
Des images d’archives de l’extérieur enneigé d’une prison sont présentées, puis une photographie d’archives montre un homme portant un T-shirt où il est écrit : « L’aimer c’est… lui parler français ». Une coupure de presse est ensuite présentée avec le titre : « Les contraventions unilingues : Deux autres prisonniers ».
SÉBASTIEN PIERROZ s’entretient avec ALAIN POIRIER, un ancien militant, assis sur des chaises dans le couloir d’une prison.
SÉBASTIEN PIERROZ :
On sait que 21 militants
franco-ontariens du mouvement
« C’est l’temps » en 1975 et 1976
sont allés en prison.
Euh, votre nom ne figure pas
sur cette liste. Comment
vous pouvez nous l’expliquer ?
ALAIN POIRIER :
C’est un hasard, heureux ou
malheureux, à vous d’en juger.
Je peux me vanter d’avoir tout
fait pour aller en prison,
mais je n’ai pas réussi.
J’ai refusé, par exemple,
de renouveler mes plaques
automobiles parce que le
formulaire qu’il fallait remplir
était en anglais seulement.
Une coupure de presse est présentée avec le titre : « On renouvellera les plaques dans notre langue ».
ALAIN POIRIER :
Je pense qu’à ce moment-là,
le gouvernement commençait
à comprendre que ce n’était pas
à son avantage que les gens
aillent en prison. Ce qui est
arrivé dans mon cas précis :
j’ai indiqué au ministère
des Transports que je ne
renouvellerais pas mon permis de
conduire tant et aussi longtemps
que le formulaire, pour ce
faire, ne serait pas bilingue.
Alors, à ma grande surprise,
on m’a quand même émis un permis
de conduire, bien que je n’en
avais pas fait la demande.
Ç’a été la fin pour moi
de la possibilité d’aller en
prison. Avec mon nouveau permis,
par contre, je me suis permis
de faire des excès de vitesse,
j’ai stationné n’importe où,
n’importe comment, toujours
dans le but de pouvoir marquer
le temps et marquer le moment
en allant en prison.
Une vidéo d’archives montre un policier qui rédige une contravention et la place sur le pare-brise d’une voiture.
SÉBASTIEN PIERROZ s’entretient avec JACQUELINE PELLETIER, la première militante incarcérée, assis sur des chaises dans le couloir d’une prison.
JACQUELINE PELLETIER :
Ç’a été une journée
de détention, mais nous étions
astucieux. On avait compris
que quand le juge nous donnait
une sentence de trois jours,
si on se présentait le vendredi
après-midi, vers 4h,
ça comptait comme une journée.
Il y avait le samedi, mais
le dimanche, ils ne libéraient
aucun détenu, alors ils
étaient obligés de nous
laisser sortir le samedi.
Et, évidemment, ils
voulaient se débarrasser
de nous, alors c’était
très tôt le samedi matin.
Donc, en réalité, j’ai passé
deux fois une nuit à la prison
sur le chemin Innes, ici.
Une photographie d’archives avec des manifestants du mouvement « C’est l’temps » est présentée, avec une femme au milieu montrée en particulier. Une coupure de presse est ensuite présentée avec le titre : « Entre 5 dollars ou cinq jours, elle choisit la prison ».
JACQUELINE PELLETIER :
Mais, oui, c’était des sentences
de trois jours. à Sudbury, Lise,
je crois que c’est Pronovost,
elle avait eu cinq nuits de
prison. C’est elle qui a
été là le plus longtemps.
SÉBASTIEN PIERROZ :
Est-ce que vous avez
des anecdotes sur ces
passages en prison ?
JACQUELINE PELLETIER :
Oui, je m’en souviens. Tout
le personnel me reconnaissait,
j’étais à la télé pendant
que j’étais à l’intérieur.
Une vidéo d’archives de JACQUELINE PELLETIER donnant une entrevue est présentée, avec le nom du mouvement « C’est l’temps ».
JACQUELINE PELLETIER :
Les détenus m’applaudissaient
et tout, alors c’était facile.
Mais entrer là, laisser tout
à la porte, parce qu’on entre là
littéralement nu et là, on nous
donne des vêtements, on nous
donne une brosse à dents et tout
ça, c’est assez impressionnant.
SÉBASTIEN PIERROZ poursuit son entrevue avec ALAIN POIRIER.
SÉBASTIEN PIERROZ :
Comment a été accueilli
ce mouvement par les
Franco-Ontariens et
aussi les anglophones ?
ALAIN POIRIER :
Pas très bien, ni par l’un,
ni par l’autre. Ce qu’il
serait possible d’appeler
l’establishment franco-ontarien,
le leadership franco-ontarien,
ç’a pas nécessairement été
très, très bien accueilli
parce que c’était là une action
plutôt radicale et qui
n’était pas menée par eux.
C’était mené à l’extérieur.
Donc, au début, le leadership
conventionnel, les organismes
porte-paroles se sont montrés
plutôt hésitants.
SÉBASTIEN PIERROZ poursuit son entrevue avec JACQUELINE PELLETIER.
JACQUELINE PELLETIER :
On a rapidement eu 600
personnes qui sont devenues
membres. Le mouvement, ça n’a
pas duré longtemps. C’était pas
notre intention de créer
une institution. Deux ans
à peu près et c’était fini.
On présentait quand même
un argumentaire qui disait :
« On n’existe pas en Ontario,
on n’a pas de droits, on n’a
pas d’institutions qui nous
reflètent, on n’a pas les
emplois qu’on mérite, on n’a pas
les institutions d’éducation. »
Donc, les gens étaient
sympathiques et intéressés
par ce qu’on faisait.
Une coupure de presse est présentée avec le titre : « Jacqueline Pelletier a jusqu’au 31 mai pour payer la contravention ».
JACQUELINE PELLETIER :
Évidemment,
ce qu’on faisait, nous, être
arrêtés par la police, aller
chercher une contravention,
c’était un symbole.
Mais les gens ont vite compris
qu’on parlait de beaucoup
plus que ça. On parlait
de notre représentation
au sein du gouvernement, dans
les institutions de l’Ontario,
on voulait des services
en français. L’outil qu’on a
utilisé, c’était le ministère
de la Justice, les documents
bilingues, mais il y avait
beaucoup d’appui. On était quand
même dans les années 70, là.
Une photographie d’archives montre des manifestants avec des pancartes contre la guerre du Vietnam.
JACQUELINE PELLETIER :
On parle guerre du Vietnam, on
parle Paolo Freire, l’éducation
populaire.
Une vidéo d’archives montre des manifestants avec des pancartes réclamant une école française.
JACQUELINE PELLETIER :
On parle des grands
courants, des hippies, des
baby-boomers et tout. Alors, on
s’inscrivait dans une mouvance
internationale d’affirmation
de soi. Et les gens ont appuyé.
SÉBASTIEN PIERROZ poursuit son entrevue avec ALAIN POIRIER.
ALAIN POIRIER :
Le Québec s’est déclaré
québécois, ce qui fait que
nous, on n’était plus des
Canadiens-français, mais on
n’était pas des Québécois, alors
on était quoi ? Il fallait que
nous aussi, en Ontario français,
on fasse évoluer notre identité.
Donc, le mouvement
« C’est l’temps » s’inscrivait
définitivement dans ce mouvement
planétaire de contestation,
là, qu’on peut dire la fin
des années 60, des années 70.
Une photographie d’archives montre des manifestants avec des pancartes où on peut lire : « Vos promesses Monsieur Davis ? C’est l’temps, on est 600,00 ! ».
SÉBASTIEN PIERROZ poursuit son entrevue avec JACQUELINE PELLETIER.
SÉBASTIEN PIERROZ :
Vous aviez été la première
à aller en prison. Vous aviez
été aussi la seule à avoir été
deux fois en prison. Est-ce que
ça a fait de vous une figure
de proue de ce mouvement ?
Une coupure de presse est présentée avec le titre : « Elle ira en prison plutôt que de payer une contravention en anglais ».
JACQUELINE PELLETIER :
Inévitablement et… mais
j’ai pas été la seule. Il y a
à peu près 25 personnes qui sont
passées derrière les barreaux
pour une nuit ou plus. Mais,
oui, c’est sûr parce que j’ai
été la première, il y a eu
un grand intérêt médiatique.
Les samedis matin, quand on
sortait de la prison, il y avait
une manifestation. Ce qui
inquiétait beaucoup les gens.
Ils avaient peur qu’il y ait
des émeutes à l’intérieur.
Mais il y avait beaucoup de gens
qui se présentaient pour nous
appuyer. Alors, évidemment,
sur le plan médiatique,
ç’a été très couvert.
Une coupure de presse montre une photographie de manifestants du mouvement « C’est l’temps » en couverture du journal Le Droit.
SÉBASTIEN PIERROZ poursuit son entrevue avec ALAIN POIRIER.
SÉBASTIEN PIERROZ :
1975, vous obtenez
satisfaction. Les formulaires
sont créés, sont bilingues.
1984, l’Ontario devient
une province où les procès
peuvent être donnés
dans les deux langues.
Est-ce que, finalement,
on a tout accompli en matière
de justice en français ?
ALAIN POIRIER :
Bien, il y a encore place
pour de l’amélioration, tout
comme il y a de la place pour
l’amélioration dans les services
de santé, dans les services
sociaux. C’est l’offre active
de services en français.
Et ça, on est encore loin de ça.
Combien de fois un francophone
va se présenter à un service
quelconque, on l’accueille
en anglais seulement.
Un tract est présenté indiquant : « Il existe maintenant des formules françaises pour le renouvellement de vos plaques d’immatriculation, exigez-les ».
SÉBASTIEN PIERROZ poursuit son entrevue avec JACQUELINE PELLETIER.
SÉBASTIEN PIERROZ :
Est-ce que ça manque,
aujourd’hui, cette contestation
radicale dans l’Ontario
français ? Est-ce que la
résistance, finalement,
qu’on voit contre Doug Ford
est pas trop molle par rapport
à ce que vous, vous avez vécu ?
JACQUELINE PELLETIER :
Ça se fait différemment.
Je pense que les jeunes sont
pas mal plus conscientisés
qu’on veut le croire. Et ils ont
les pouces sur leur tablette
ou leur téléphone et
communiquent avec des centaines
de personnes constamment.
Donc, j’ai tendance à être
positive. Accueillir tous ces
jeunes qui arrivent de partout
au monde et qui sont
dans nos écoles et dans nos
communautés, et qui deviennent
les Franco-Ontariens.
Partager avec eux qui
on est, accueillir qui ils
sont parce que le métissage
aussi va nous aider
à progresser vers l’avenir.
SÉBASTIEN PIERROZ est à nouveau seul et témoigne.
SÉBASTIEN PIERROZ :
Les problèmes d’accès
à la justice sont toujours là,
près de 45 ans plus tard.
Obtenir un service en français
reste laborieux dans
les palais de justice
où les procès sont souvent
plus difficiles à obtenir.
À l’époque, Jacqueline
Pelletier, Alain Poirier
et d’autres ont employé
les grands moyens pour
obtenir leurs droits.
Aujourd’hui, serions-nous
prêts à faire de la prison
pour les obtenir ?
Générique de fermeture