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Chaque samedi, ONFR+ propose une chronique sur l’actualité et la culture franco-ontarienne. Cette semaine, place à la littérature avec l’autrice Monia Mazigh.

[CHRONIQUE]

Je devais avoir neuf ou dix ans quand ma grand-mère paternelle est venue habiter chez nous. Elle était une femme éduquée qui n’aimait pas trop la cuisine, ou disons, qui ne savait pas trop faire la cuisine, mais par contre elle savait très bien « manier » les mots et surtout raconter des histoires.

Dans le temps, on avait une bicyclette Peugeot qu’on gardait dans un coin de sa chambre. J’y allais pour m’assoir sur le siège de la bicyclette et tournais les pédales dans le sens contraire. Une sorte de vélo stationnaire. Mais en réalité, c’était ma façon de me rapprocher de ma grand-mère et d’écouter ses histoires. Les histoires des grandes familles tunisoises, des histoires d’amour et de trahison, des histoires d’héritages perdus et de richesses dilapidées. Bref, des histoires de vie parties en poussière.

Aujourd’hui avec le passage du temps et des années, plusieurs fois, je me surprends en train de repenser à ma grand-mère, à sa vie et surtout à ses histoires. Ces histoires qui paraissaient quelconques, parfois incongrues, et surtout attachantes, sont aujourd’hui un terrain de jeu pour ma mémoire, là où mes neurones peuvent gambader comme bon leur sied.

La transmission de la mémoire; le Cercle de la vie

Dans son livre Kukum,le journaliste et écrivain innu Michel Jean de Mashteuiatsh, aussi appelé Pointe-Bleue dans la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean, nous raconte l’histoire de sa grand-mère, sa « Kukum ». Il prend le chemin inverse, de l’embouchure jusqu’à la source. Il remonte ce voyage centenaire dans le temps et dans l’espace quand sa « Kukum » était encore une jeune adolescente, orpheline qui vivait chez ses « parents » qu’elle appelait ma tante et mon oncle. C’est la connaissance d’un jeune homme innu qui a changé sa vie.

D’une vie villageoise, sédentaire et monotone, dédiée au travail de la terre et l’église, sa « Kukum » découvrira l’amour et une vie tribale, nomade et remplie d’aventures. La vie au grès des saisons. La vie au grès de la forêt et de ses habitants. La vie où chaque jour est une découverte et une humilité que s’ajoutent au bagage des connaissances de ce territoire vaste et vierge.

La jeune fille connaitra l’amour et les traditions d’une communauté ancestrale qui arpentent le territoire à la recherche de nourriture et de peaux d’animaux qui seraient plus tard vendues dans les comptoirs de la Baie d’Hudson tenus par les colons blancs venus d’Europe.

Dans ce roman, Jean donne un cours magistral sur la colonisation des Innus par les Européens. Une colonisation à la fois violente, destructrice, subtile et insidieuse.

La perte graduelle du savoir-faire, du travail manuel, des relations humaines et même du silence. Ce silence si important est remplacé par le sifflement des trains, le vrombissement des machines, des hydravions et des bateaux qui polluent les lacs, autrefois des réservoirs de fraicheur et de poissons.

La perte du territoire et du mode nomade

Une perte qui forcera certains à devenir sédentaires et souffrir des maux de la société à laquelle ils ont été greffés de force.

En racontant l’histoire de sa « Kukum », Jean choisit de raconter l’histoire d’une femme exceptionnelle qui a résisté au changement avec son intelligence, mais aussi sa persévérance et son éducation.

« Mes enfants sont nés dans le bois. Mes petits-enfants ont grandi sur une réserve. Les premiers ont reçu leur éducation en territoire, les seconds, au pensionnat. » Tout est dit avec si peu de mots. Des mots tranchants et vifs. Ainsi parlait Almanda Siméon, celle que Jean appelle sa « Kukum ». Le savoir ancestral qui n’est plus transmis aux générations successives. La brisure.

Les générations qui sont confisquées par les prêtres et les agents de la Gendarmerie royale du Canada qui viennent chercher les petits Innus et les arracher à leurs familles, sous prétexte qu’ils seraient nourris et logés et éduqués dans des écoles, les pensionnats. Aujourd’hui, cela a un nom : « Un génocide culturel ». Dans le temps, cela avait un visage. Les visages de tous ces enfants confisqués, déracinés, arrachés de leur habitat et de leur langue : l’innu-aimun. Beaucoup d’entre eux mourront dans ces lieux de violence, de maladie, mais aussi de tristesse. La tristesse de tout perdre.

Le roman Kukum. Crédit image : Libre Expression.

« Kukum » avait compris tout cela. Elle s’est battue bec et ongle pour préserver sa dignité et sa famille. Mais la colonisation est un rouleau compresseur qui écrase tout sur son passage et plusieurs familles se sont retrouvées dans la rue livrée à la maladie et à l’intoxication.

Le livre de Michel Jean est une ode à la vie de sa grand-mère, celle qui a vécu en symbiose avec son territoire, celle qui aimait et respectait son territoire. C’est une histoire d’espoir. La maison de « Kukum » est restée solide, bien que minuscule et menacée par le train, symbole de la civilisation et de la force destructrice.

« Kukum » avec sa foi et sa force de caractère a pu se tenir debout jusqu’à la fin. Mieux. Elle a pu transmettre cette force à ses enfants et ses petits-enfants. L’histoire que Jean nous raconte n’est pas anodine. Elle n’est pas une histoire choisie au hasard. C’est une histoire de transmission. Le maillon de la chaine qui reprend sa place pour que le cercle de la vie se renferme. Jean a pu reconnecter son histoire à celle de sa « Kukum ».

Almanda Siméon n’est pas seule. Elle vient d’une lignée de femmes. Celles qui donnent la vie et celle qui fait tout pour la préserver. Comme l’a fait ma grand-mère en me racontant des histoires comme l’a fait « Kukum » en envoyant ses enfants à l’école.

« Kukum », un livre que je n’oublierai pas de sitôt.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteur(e)s et ne sauraient refléter la position d’ONFR+ et du Groupe Média TFO.