Les multiples identités de Soukaina Boutiyeb

La présidente de l'ACFO Ottawa et directrice générale de l'AFFC, Soukaina Boutiyeb. Crédit image: Sébastien Pierroz

[LA RENCONTRE D’ONFR] 

Depuis quelques semaines, Soukaina Boutiyeb cumule les fonctions de directrice générale de l’Alliance des femmes de la francophonie canadienne (AFFC) et présidente de l’Association des communautés francophones d’Ottawa (ACFO Ottawa). Arrivée du Maroc en 2004 à l’âge de 14 ans, elle revendique aujourd’hui pleinement ses identités à la fois canadienne, franco-ontarienne et marocaine. 

« On vous connaît à titre de DG de l’AFFC et présidente de l’ACFO Ottawa. Quelles ont été les motivations à cet engagement pour la francophonie?

Mon engagement à la francophonie ne date pas de cette année, ni de l’année passée, mais de plusieurs années. Cela a commencé par le choix de mes parents de m’inscrire dans une école francophone, une fois arrivée en Ontario. Ensuite, je suis allée à l’université, en faisant des études universitaires plus axées sur l’international, précisément un baccalauréat en développement international et mondialisation. Je voulais être quelqu’un qui participe aux changements, aider une communauté, avec différents enjeux qu’on peut voir à l’international. Rapidement, je me suis rendue compte que ma communauté a aussi ses problématiques. Au lieu d’aller à l’international, je pouvais faire partie d’une solution qui est dans ma communauté.

Entre votre graduation et aujourd’hui, avez-vous été impliquée ailleurs?

J’avais travaillé au Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) d’Ottawa, à titre de bénévole, puis au Centre Espoir Sophie, et à Action ontarienne contre la violence faite aux femmes (AOcVF). J’ai aussi siégé sur le conseil d’administration de la Maison de l’Amitié, sur lequel je suis toujours. Donc, c’est une implication qui n’est pas venue du jour au lendemain.

Vous êtes aujourd’hui et depuis le mois d’avril, la directrice générale de l’AFFC. Pourquoi avoir choisi de vous impliquer dans la sécurité des femmes?

Quand on est une femme, on vit des discriminations, qui sont de chaque jour malheureusement. Venant du Maroc, qui est un pays considéré comme émergent, il faut dire que la réalité des femmes, la place des femmes, que ce soit en politique ou autre, est quand même peu avancée, voire précaire. Je viens avec le bagage de cette réalité. Quand je suis arrivée au Canada, je me suis rendue compte qu’il n’y avait pas une équité salariale ou politique. Les femmes au niveau du leadership ne sont pas autant visées qu’elles devraient l’être. Ce sont des choses qui m’ont interpellé.

À propos, on a vu cette semaine tout l’enjeu avec le #moiaussi pour dénoncer le harcèlement sexuel, cela vous a interpellé?

Qui ça n’interpelle pas? C’est un enjeu majeur dans notre société, le manque de dénonciation tant au Canada qu’à l’extérieur du Canada, c’est un fléau. J’espère qu’on va aller au-delà que juste le dénoncer sur les réseaux sociaux et que l’on va aller avec des actions concrètes. Il  faut se rendre compte de ce que nous les femmes, on peut vivre, en termes de harcèlement sexuel ou autres. Ce sont des choses malheureusement banalisées.

Parlons de cet autre rôle, celui de la présidence de l’ACFO, dont vous êtes la nouvelle présidente. On pressentait néanmoins votre nomination, du fait que vous occupiez l’intérim depuis la démission d’Ajà Besler. Était-ce un choix décidé longtemps à l’avance?

J’ai pris mon temps à vouloir le faire. Je venais juste de commencer un mandat à titre de DG à l’AFFC. J’ai assuré la période d’intermittence parce qu’il fallait que ce soit assuré, mais j’ai pris la décision les deux dernières semaines avant l’AGA.

Soukaina Boutiyeb, lors de son élection à la tête de l’ACFO Ottawa, le 27 septembre. Crédit image : Sébastien Pierroz

Votre arrivée en fonction à la présidence de l’ACFO correspond à l’attente d’un projet de loi gouvernemental à Queen’s Park pour la désignation bilingue d’Ottawa. Considérez-vous qu’il y a un mieux ces derniers temps pour la réalisation du projet?

Il y a plus une écoute du municipal de reconnaître l’importance du bilinguisme officiel. Est-ce que cela va être fait ou non, la question est plus, quand cela va se faire. Il y a un engament de tout le monde à différentes échelles.

Comment vont aujourd’hui les relations avec le maire Jim Watson?

On va bientôt avoir une rencontre avec lui. Certaines choses me déçoivent (Elle hésite, nous la relançons pour savoir). La question des factures d’Hydro, c’est définitivement une régression, surtout quand on est dans le dialogue d’une Ville bilingue (La Ville d’Ottawa entend abandonner le bilinguisme de ses factures d’eau prochainement). Il faut toujours faire attention. Cela démontre que l’on peut perdre nos droits du jour au lendemain.

On parle beaucoup à tort ou à raison d’une nouvelle génération, d’une relève franco-ontarienne dont vous feriez partie. Est-ce que pour vous, il y a une nouvelle génération?

Je ne pense pas qu’il y ait une nouvelle génération. On ne devient pas DG du jour au lendemain, tu as besoin d’avoir une expérience, à différents niveaux. Tu as besoin d’être solide, de connaître toute la question de gouvernance. Gérer un organisme, c’est énorme. Pour pouvoir le faire, tu commences par le bas, tu occupes différents postes. Quand on parle de relève, il faut parler de la relève existante. Quand j’entends nouvelle génération, je vois en tête qu’il y a des personnes dans d’autres sphères qui ont décidé de s’embarquer. La nouvelle DG du Regroupement du patrimoine franco-ontarien (RPFO), avant d’entrer en fonction, travaillait par exemple pour le gouvernement, et c’est tant mieux.

Qu’est-ce qui vous amené au Canada en 2004?

C’était un choix de la famille. Une immigration classique. Ma mère y voyait un meilleur potentiel pour ses enfants. C’est souvent ça qui arrive. Ma mère a eu un intérêt d’aller à Ottawa, je ne connais pas les détails, certainement elle voyait un potentiel à la dualité linguistique. La communauté immigrante francophone commence à s’installer beaucoup plus dans la région d’Ottawa-Gatineau.

Comment ont été les premières années?

Les défis se vivent différemment. J’ai été assez chanceuse d’arriver à un âge jeune, ça n’a pas été un choc culturel pour moi. Je n’ai pas dû passer par la question de la reconnaissance des diplômes. Le cheminement s’est fait facilement et naturellement. Arriver à un âge plus jeune peut aider à s’intégrer plus facilement.

Pensez-vous qu’il y a au Maroc des enjeux linguistiques similaires qui vous ont interpellé?

L’appartenance des gens et la fierté m’ont interpellé. Je me rends compte que l’on vit les mêmes enjeux, la reconnaissance et le respect de nos droits. Au Maroc, ils vivent la même chose, malgré la reconnaissance du berbère comme seconde langue officielle de l’État en 2011. Mais est-ce que les Berbères vont avoir leurs services dans leur langue quand ils vont à l’administration? Pas nécessairement.

Parmi les francophones, il y a souvent un débat au Canada entre les partisans du multiculturalisme et ceux attachés à la nation canadienne française. Comment vous situez-vous par rapport à cela?

Le Canada est un pays d’immigration. Les identités changent, et ont toujours changé. Notre fierté, c’est ce multiculturalisme, on reconnaît qu’on est différent. Je me considère franco-ontarienne et marocaine à la fois. Je ne considère pas l’identité comme quelque chose d’unique (…) On manque souvent toutefois de parler des Franco-Ontariens, et la question de l’appartenance. Il faut travailler sur l’appartenance identitaire des immigrants francophones à la société.

Soukaina Boutiyeb, en compagnie du DG de la FCFA, Alain Dupuis et de la DG de l’ACFO Ottawa, Ajà Besler. Crédit image : Patrick Imbeau pour l’ACFO Ottawa

Vous considérez-vous aujourd’hui comme Franco-Ontarienne?

Oui, je pense que c’est évident.

Est-ce qu’il y a un malaise à vous poser cette question?

C’est juste une question de réaffirmation. Je ne vois pas de malaise. Tout dépend de la manière dont la personne pose la question.

Seriez-vous intéressée un jour à vous lancer éventuellement en politique?

Bonne question. Je ne serai pas intéressée demain, et après-demain. Dans le futur, je ne sais pas. Je verrai comme les choses iront. Ce qui est important, ce sont des actions concrètes dans la communauté. Si je me rends compte qu’il y a un blocage au niveau politique, je pense qu’alors ça m’intéresserait d’y aller.

Si vous étiez à la place de Justin Trudeau, quelle serait votre première mesure pour les francophones?

Je commencerais par Ottawa bilingue, reconnaître la dualité linguistique, et l’apport des francophones partout dans les provinces et les territoires, l’apport important des communautés et des organismes communautaires. On a beaucoup de monde impliqué, avec des réalités précaires. Si des organismes ferment la porte, je verrais mal comment on va répondre à tous ces besoins. Prendre bien soin des organismes donc. Nous attendons à cet égard le Plan d’action pour les langues officielles avec impatience. »


LES DATES-CLÉS DE SOUKAINA BOUTIYEB :

1989 : Naissance à Casablanca (Maroc)

2004 : Arrivée au Canada, à Ottawa

2011 : Baccalauréat en développement international et mondialisation à l’Université d’Ottawa

2017 : Devient directrice générale de l’AFFC en avril, puis présidente de l’ACFO Ottawa en septembre

Chaque fin de semaine, ONFR rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada.