Les sans-abris invisibles du Nord de l’Ontario

Une femme assise sur le sol en coton ouaté disparaît.
Le sans-abrisme dans les petites communautés passe souvent inaperçu. Crédit photo: Chiara Gardellin

 « On a plusieurs sans-abris à New Liskeard, mais on ne les voit pas toujours quand on marche sur la rue », explique Yves Paillé. « Mais si tu regardes dans l’entrée du bureau de poste le soir, ou dans les vestibules des banques, il y en a qui sont couchés là. »

Lorsque les médias parlent des sans-abris, ils se tournent plus souvent qu’autrement vers les grands centres. On y voit des photos de gens qui dorment dans les stations de métro ou sur les bancs de parcs de Toronto ou Vancouver. On pourrait croire que c’est un problème de métropoles.

Pourtant, le sans-abrisme dans les petites communautés du Nord de l’Ontario est une réalité que M. Paillé connaît intimement. Son fils Zack souffre de problèmes de santé mentale et de dépendance, dit-il. À Temiskaming Shores, une ville qui ne compte aucun refuge d’urgence, Zack a dû passer plus d’une nuit dans la rue.

« Il a des moments où on ne pouvait pas le laisser rester à la maison, soit parce qu’on ne se sentait pas en sécurité, soit parce qu’il faillait un peu de « tough love », comme qu’on dit. Mais où est-ce que tu veux qu’il aille lorsqu’il fait -30 degrés Celsius dehors? »

Peu de ressources dans le Nord

Le refuge le plus près de Temiskaming Shores est Living Space, situé à Timmins, à plus de 200 kilomètres de route. En fait, exception faite du refuge pour autochtones à Cochrane, Living Space est aussi le refuge le plus près de Smooth Rock Falls, de Kapuskasing et de Hearst.

M. Paillé tente donc de mettre sur pied un refuge dans sa région.

« On est encore à au moins un an de pouvoir ouvrir nos portes », note-t-il. « Le problème, c’est qu’il n’y a pas grande information sur le sans-abrisme dans la région. Le gouvernement veut des statistiques à l’appui dans nos demandes de subvention, mais ça n’existe pas. On ne sait pas combien de sans-abris il y a ici. »

Le problème est circulaire : il est difficile d’identifier les sans-abris dans une communauté qui n’offre pas de services d’urgence. Mais pour pouvoir offrir ces services, il faut identifier le besoin.

Qu’est-ce que le sans-abrisme caché?

Le directeur du centre de recherche Pauvreté, sans-abrisme et migration de l’Université Laurentienne, Henri Pallard, ne peut s’empêcher de rire un peu lorsqu’il entend dire qu’il n’y aurait pas de sans-abrisme dans les petites communautés nord-ontariennes.

« Le sans-abrisme existe bel et bien dans les communautés rurales du Nord de l’Ontario », souligne-t-il. « Mais souvent, on parle de sans-abrisme caché. »

Le terme fait référence aux gens qui n’ont pas de logement, mais qui ne passent pas nécessairement leurs nuits dans la rue.

« Ce sont des gens qui n’ont pas de lieu à eux, et qui se retrouvent chez des amis ou de la famille. Deux nuits ici, une nuit là », souligne l’expert. « Ou encore des gens qui se retrouvent quatre ou cinq dans une chambre de motel. C’est le cas de bien des familles qui fuient la violence domestique. »

« Lorsque mon fils avait encore un logement », raconte M. Paillé, « il en hébergeait sans cesse cinq ou six à la fois. Je peux en compter au moins une vingtaine en tout. C’était contre les règlements de son bail, mais il ne voulait pas les mettre dehors parce qu’ils n’avaient nulle part où aller. Finalement, c’est lui qui a perdu son logement. »

Les sans-abri que l’on « exporte »

Un autre phénomène qui contribue à l’invisibilité des sans-abris dans les communautés rurales est la migration.

« Une fois avoir épuisé nos ressources, c’est-à-dire leurs familles, leurs amis et les logements disponibles, les gens ont tendance à quitter leur ville natale pour fuir la honte. Ils se retrouvent dans des villes où les gens ne les reconnaissent pas. »

Cependant, toutes migrations ne sont pas volontaires, souligne M. Pallard.

« On a aussi tendance à les exporter vers de grands centres lorsque l’on n’a pas les ressources pour les traiter dans une petite communauté. C’est le traitement Greyhound : on leur achète un billet à sens unique pour les envoyer ailleurs. »

Quoique parfois nécessaire, cette migration a toutefois des conséquences néfastes, note M. Pallard.

« Il est toujours plus efficace de traiter les gens dans leur communauté d’origine parce qu’ils conservent leurs réseaux de famille et d’amis. Une fois qu’ils quittent leur ville, ils perdent ce réseau. Cette migration va aussi occasionner des pressions sur les services d’autres villes comme North Bay ou Sudbury. »