Littérature et culture avec Janine Messadié

Janine Messadié avec Yannick Bisson et Paul Shaffer en prévision du 150e du Canada. Gracieuseté
Janine Messadié avec Yannick Bisson et Paul Shaffer en prévision du 150e du Canada. Gracieuseté

[LA RENCONTRE D’ONFR+] 

OTTAWA – Animatrice, journaliste culturelle et grande amoureuse des livres, Janine Messadié a remporté le prix Alain-Thomas au dernier Salon du livre de Toronto pour sa Lettre à Tahar Ben Jelloun. Celle « qui n’a pas d’âge » revient sur les moments marquants de sa carrière, nous partage ses coups de cœur littéraires, en plus de nous faire réfléchir sur l’état du monde et l’avenir de la langue française.

« Vous êtes née au Caire, en Égypte. Parlez-nous de votre arrivée au Canada…

Mes parents se sont installés à Montréal en 1963 à l’époque de l’exode des premiers chrétiens sous le gouvernement Nasser, suite à la crise du canal de Suez.

J’ai grandi à Montréal, j’y ai connu mon premier hiver et découvert une culture qui m’a fascinée. C’était la belle époque au Québec autant pour la lecture que pour la télévision. J’ai baigné dans La ribouldingue, La boîte à surprises ou encore Sol et Gobelet. Tout ça a construit mon imaginaire. On ne peut pas oublier ces moments quand on grandit. On se dit : « Je veux faire ce métier plus tard ». Ces émissions à Radio-Canada m’ont émerveillée.

Janine Messadié tient le petit camion alors qu’elle est accompagnée de sa famille. Gracieuseté

Racontez-nous vos débuts comme journaliste…

On me disait que j’avais une belle voix et que je devrais faire de la radio. Je suis allée prendre des cours de journalisme et de présence micro à l’école Promédia. J’ai embarqué sur la voie journalistique avec une carrière radio-canadienne comme lectrice de nouvelles. J’ai aussi été reporter à la chronique immigration à Montréal ce soir.

Après mes débuts professionnels, je me suis inscrite en littérature française à l’Université de Montréal. J’ai même suivi un cours en création littéraire en 1991. J’ai encore mes cahiers dans mes tiroirs qui me servent à l’occasion! J’ai commencé la presse écrite en 1994-95 pour le défunt magazine Québec rock. J’ai atterri ensuite au défunt journal Voir et j’ai beaucoup écrit pour l’Express de Toronto.

Vous avez interviewé de nombreuses grandes figures culturelles de la francophonie internationale. Quelles sont les trois rencontres qui vous ont le plus marquées et pourquoi?

L’une de mes rencontres les plus marquantes a été avec Claude Léveillée en 1995, alors que je travaillais pour TV5. C’est un grand parolier qui racontait des histoires mais en chanson. Lors de l’entrevue, il nous a parlé du petit cheval de bois. Il nous a raconté qu’il venait d’un milieu très modeste. Un hiver alors qu’il faisait très froid, ses parents ont dû prendre le cheval de bois et le brûler pour faire du feu. Il s’est mis à pleurer.

C’était un moment incroyable de télévision, très intimiste. On avait rejoint le petit garçon avec ce souvenir. Le caméraman a fait un zoom très lentement sur le visage de Claude Léveillée pour que les téléspectateurs puissent capter son émotion. Il m’a marqué et reste, selon moi, un des plus grands paroliers et chansonniers du Québec.

Janine Messadié et Michel Desautels à TV5. Gracieuseté

Je dirais ensuite Gilbert Bécaud lors de l’entrevue pour l’émission Visions d’Amérique. Je lui disais »Il y a deux Gilbert Bécaud, le Gilbert et le Bécaud ». À ce moment, il m’a regardé droit dans les yeux et m’a dit : « Vous êtes une sacrée psychologue vous ». En effet, il y a l’artiste sur scène que tout le monde voit et l’homme dans son intimité que l’on connaît très peu. On a réussi à dévoiler un peu l’homme derrière la très grande vedette, à toucher à la vulnérabilité de l’artiste. C’est très enrichissant. C’est là qu’il y a une véritable connexion, une véritable rencontre.

Pour finir, Nana Mouskouri. Ce qui nous a surpris toutes les deux, c’est qu’on portait la même broche au moment de l’entrevue. Ça a été un déclic, on s’est dit qu’on avait les mêmes goûts car on avait la même broche. Quand on s’est revu, on s’en est rappelé. C’est une grande artiste, d’une grande humilité qui a toujours le trac d’aller sur scène.

Vous avez perdu votre emploi à la première chaîne en 2014, suite aux coupes du gouvernement Harper. Comment vous êtes-vous relevée?

J’étais au chômage pour la première fois de mon existence. Je me suis dit « Sors tes écrits » et c’est ce que j’ai fait. J’ai suivi un atelier d’écriture avec Gaston Tremblay, un auteur et poète, professeur émérite à l’Université Laurentienne et l’un des fondateurs de la maison Prise de parole. Je lui ai montré quelques pages de mon manuscrit Lettre à Tahar Ben Jelloun et il m’a encouragé à poursuivre et à aller le présenter au Conseil des arts de l’Ontario. J’ai suivi cette voie et le conseil des arts a appuyé ce projet. J’ai donc levé l’ancre de Toronto en 2016, alors que je travaillais sous contrat pour Radio-Canada, pour venir à Ottawa et me rapprocher de ma famille.

M’acclimater à Ottawa m’a pris du temps. C’est une ville qui est très calme comparativement à Toronto qui est un mini New York pour moi. À Ottawa, c’est le calme absolu. Il y a eu de l’ennui avant de rentrer dans le milieu du travail. Je suis vite rentrée comme rédactrice à La Cité des affaires, une branche de La Cité collégiale qui s’occupe de recevoir les immigrants et de les référer aux programmes d’intégration.

À l’animation de l’émission du matin. Gracieuseté

Vous avez beaucoup déménagé au cours de votre vie entre Montréal, Toronto et Ottawa. Comment avez-vous vécu la francophonie dans ces différents contextes?

Je n’ai pas senti la différence en vivant à Toronto car je travaillais en français. Cependant, je connais les luttes des francophones en situation minoritaire. Elles sont nombreuses. Je connais Gérard Lévesque, l’avocat de Toronto qui s’est battu pour que les francophones puissent avoir des services dans leur langue. J’étais proche de ces luttes. En travaillant en français dans un milieu minoritaire, j’ai contribué à assurer la pérennité de cette langue.

Le fait français continue d’évoluer. J’ai donné des cours de journalisme au campus de La Cité à Toronto. Mais c’est vrai qu’on n’est pas au Québec, alors on a parfois à faire à des rednecks, des gens qui n’aiment pas les francophones. Il m’est arrivé d’en rencontrer un dans un taxi avec une amie. Le chauffeur nous a fait descendre car il nous trouvait impolis de parler français entre nous, alors que lui parlait anglais.

La langue française va rester vivante. Nous sommes de plus en plus nombreux à l’Association des auteurs-es de l’Ontario français avec des auteurs comme Nicole Champeau, Jean Fahmy, Mireille Messier, Gabriel Osson, pour ne citer que ceux-là. Je reste optimiste. Nous sommes dans une mer anglophone mais le français persiste et signe.

Quels livres ont changé votre vie?

Le premier livre que j’ai adoré est Le lion de Joseph Kessel. Il raconte l’histoire d’une jeune fille tombée amoureuse d’un lionceau au Kenya, en Afrique de l’Est. Cet ouvrage nous ouvre sur un autre pays, sur de nouveaux paysages et de nouvelles réalités.

J’aime beaucoup les essais ou les rencontres : Les yeux ouverts de Marguerite Yourcenar où elle répond aux questions du journaliste Matthieu Galey, La Passion suspendue de Marguerite Duras, un entretien avec Leolpoldina Pallotta della Torre.

J’aime les romans comme La Route de Cormac McCarthy (prix Pulitzer 2007), un récit post-apocalyptique, extrêmement dépouillé. J’aime aussi les grands auteurs comme Emmanuel Carrère ou Jorge Semprun et son livre L’écriture ou la vie. Philippe Claudel m’a beaucoup frappée avec Le rapport de Brodeck. Son écriture est d’une extrême fluidité, ses descriptions de la nature sont magnifiques, et la manière dont il décrit la souffrance des camps de concentration ne peut nous laisser indifférents.

J’aime les livres qui me procurent une intensité. Quelques fois je lis et je mets ma main sur ma bouche tellement je suis effrayé parce que je viens de lire. C’est rare que je prenne une pause de lecture. Je vais avaler le livre puis le relire tellement il m’a frappé. Parfois, il faut prendre une pause comme si on ne voulait pas finir le livre tellement il est bien écrit.

Hommage à la grande dame de la littérature Marguerite Andersen. Crédit image : Claudette Gravel

Comment avez-vous entendu parler de Tahar Ben Jelloun? Pourquoi avez-vous tenu à lui écrire une lettre?

J’ai découvert La nuit sacrée qui avait gagné le prix Goncourt. Je baignais dans le domaine culturel. Cette aveuglante absence de lumière était un coup de cœur Renaud Bray. Quand j’ai lu ce livre, j’ai été complètement happée, mais alors totalement. Ça m’a rejoint au plus profond. J’ai ressenti une immense compassion pour son personnage qui va vivre 18 ans au fond d’un petit trou noir dans la prison secrète de Tazmamart, et qui va repousser la mort grâce à la grande force de son esprit, de son imaginaire et de sa très grande foi. C’est cruel, c’est sombre et tout à la fois baigné de lumière. C’est un roman inspiré d’une histoire vraie, superbement écrit.

J’ai senti un besoin viscéral d’écrire à l’auteur pour lui dire pourquoi son livre m’avait tant bouleversée. Il faisait écho à ce que me racontait un ami de l’époque, un cinéaste irakien réfugié politique qui a beaucoup souffert sous la dictature de Saddam Hussein. J’ai voulu faire un parallèle entre le livre et la vie de cet artiste que j’ai connu intimement qui vivait une déchirure, un exil profond. Leurs histoires se rapprochaient dans leur volonté à défier la mort, le combat contre la torture, la réclusion et la violence.

J’ai écrit cette lettre mais je n’attends aucune réponse. J’ai utilisé les outils du journalisme dans sa rédaction notamment la recherche et la lecture de nombreux rapports sur l’Irak. La lettre s’avère moins importante que le processus créatif qui a été plaisant, mais aussi exigeant. Il fallait que je mette de la musique et de la poésie dans les mots. Je suis heureuse qu’il soit reçu comme un essai poétique. Au-delà de lui écrire cette lettre, j’avais besoin de questionner les raisons pour lesquelles le monde s’en va à la dérive.

Que voulez-vous dire par « à la dérive »?

On a encore beaucoup de cruauté aujourd’hui. Il y a encore beaucoup de guerres, de nouvelles guerres. Sans vouloir aller dans la politique, je questionne les raisons pourquoi on se rend toujours à ça. Comme plusieurs, j’ai été horrifiée par les atrocités qu’a subies la population civile en Syrie. Plus de six millions de personnes ont quitté ce pays magnifique, d’une grande richesse, aujourd’hui dévasté, en ruine.
De nombreux sites religieux et historiques ont été totalement détruits, saccagés ou pillés. Ces sites, comme ceux de l’Irak, ou les Bouddhas de Bamiyan en Afghanistan (détruits par les talibans en 2001), étaient inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO. C’est comme si les conflits armés voulaient effacer l’histoire, anéantir les vestiges plusieurs fois millénaires.

Janine Messadié à Gatineau lors de la pandémie. Gracieuseté
Janine Messadié à Gatineau lors de la pandémie. Gracieuseté

Comment avez-vous vécu la pandémie?

J’en ai profité. J’aime la solitude. J’en ai besoin pour me retrouver. Il me faut du silence pour écrire, créer un rythme, une musique dans l’écriture. On a l’impression que la planète a respiré à ce moment-là. On entendait les oiseaux, on entendait plus d’avions dans le ciel. C’était curieux comme ambiance. J’ai pensé à tous les gens isolés, j’ai fait un effort pour appeler des personnes isolées. On peut devenir fou si l’on n’est pas habitué à la solitude. »


LES DATES-CLÉS DE JANINE MESSADIÉ :

1963 : Arrivée au Canada

1976 : Début de la carrière à Radio-Canada à Toronto

1996 : Couronnement au Gala des prix Gémeau pour l’émission Visions d’Amérique

2014 : Perte d’emploi à titre d’animatrice sur la chaîne Espace Musique

2016 : Installation à Ottawa et écriture à temps plein du manuscrit

Chaque fin de semaine, ONFR+ rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada.