Logement inabordable : des artistes francophones poussés à l’exode

Grace Lee Reynolds et les artistes Alex Bordokas, Marie-Clo, Mimi O’Bonsawin et Dieufaite Charles. Crédits image: Grace Lee Reynolds, Kristyn Gelfand, Alex Brault, Dieufaite Charles et Ryan Schurman.
Grace Lee Reynolds et les artistes Alex Bordokas, Marie-Clo, Mimi O’Bonsawin et Dieufaite Charles. Crédits image: Grace Lee Reynolds, Kristyn Gelfand, Alex Brault, Dieufaite Charles et Ryan Schurman.

Alors qu’il est de plus en plus coûteux de se loger dans les grandes villes, certains artistes décident de s’établir ailleurs. D’autres s’accrochent à l’effervescence des centres urbains. La crise du logement aura-t-elle un impact sur la scène culturelle ontarienne? Une ville comme Toronto pourrait-elle se vider de sa vie artistique? 

C’est un scénario qui inquiète l’urbaniste Pierre Filion. Le professeur émérite de l’Université de Waterloo rappelle le sort qu’a vécu la ville californienne de San Francisco, autrefois un lieu de prédilection pour les intellectuels, les écrivains et les artistes.

« San Francisco était une ville très diversifiée qui avait beaucoup d’animation. C’est de moins en moins le cas car elle est maintenant habitée par des gens excessivement riches (…). Ça risque d’être un peu la même chose qui va se produire à Toronto. »

Selon lui, on voit déjà l’impact de cette gentrification dans les rues du centre-ville. « Vous n’avez pas la diversité d’établissement qui existait auparavant car les loyers sont trop chers. Et les artistes qui donnaient tant de vie à Toronto déménagent à Hamilton maintenant parce qu’ils n’ont plus les moyens de vivre à Toronto. »

D’ailleurs, une étude de la Toronto Arts Foundation (TAF) et de la firme Léger, réalisée en 2019, montre que la crise du logement exerçait déjà une grande pression sur le milieu culturel avant l’arrivée de la crise sanitaire. Selon la TAF, le salaire médian des Torontois en général est de 65 829 $, alors que celui des artistes est de 30 000 $.

Toujours selon l’étude, 73 % des gens œuvrant dans le milieu des arts et de la culture ont songé à quitter la ville. Le prix du logement en général, le prix des maisons et le prix des locaux commerciaux sont les trois raisons principales évoquées par les 1 508 répondants. 

Choisir de quitter : Mimi O’Bonsawin 

L’autrice-compositrice-interprète Mimi O’Bonsawin fait partie de ces artistes qui ont décidé de quitter la Ville Reine. Elle a mis le cap vers le comté de Renfrew, dans l’Est ontarien. Elle a pu s’y acheter une maison avec trois acres de terrain en forêt pour à peine 260 000 $, même s’il a fallu faire des sacrifices, comme renoncer à l’accès Internet et à une visite préalable.

Mimi O’Bonsawin n’a pas perdu son amour pour Toronto, mais le coût du logement y est trop élevé pour des artistes émergents. La réalité du travail autonome ajoute une pression supplémentaire. 

« Parfois tu as un chèque. Parfois, tu n’en as pas. » Cette instabilité pose aussi problème au moment d’emprunter à une banque. Aujourd’hui, la Franco-Ontarienne possède son studio, son bureau et son atelier d’arts visuels directement chez elle. 

L’autrice-compositrice-interprète Mimi O’Bonsawin. Crédit image : Ryan Schurman

Sa culture abénaquise l’a aussi poussé à vouloir vivre près de la nature. Mimi O’Bonsawin avoue qu’en tant qu’artiste émergente, elle craignait de ne plus faire partie du groupe en s’installant en région. Mais deux ans plus tard, elle réalise que ces craintes étaient infondées, que plusieurs artistes établis ont aussi quitté la ville, et que ceux qui y sont restés ont probablement moins de contrats à Toronto que ce qu’elle décroche à Ottawa. 

« Ça me dit deux choses. Un : aue l’industrie musicale est plus grande que Toronto. Deux : que c’est dommage que Toronto n’ait pas pu nous garder. » 

Elle souhaite que la Ville Reine garde son cachet mais réalise qu’il y a de moins en moins de lieux de diffusion pour les artistes émergents. Il est maintenant plus judicieux d’habiter en région, tout en revenant dans la métropole pour travailler, au besoin. 

« S’il faut que je voyage quatre heures (pour un spectacle), c’est mieux que de vivre à Toronto et de ne pas avoir de travail. » 

Pas plus rose à Ottawa : Marie-Clo 

Si la situation est particulièrement difficile à Toronto, d’autres grandes villes deviennent de moins en moins abordables pour les artistes émergents et la ville d’Ottawa n’y échappe pas. 

L’autrice-compositrice-interprète Marie-Claude Sarault (Marie-Clo) payait 1 800 $ par mois pour son appartement à une chambre au centre-ville d’Ottawa, en plus de 300$ pour le stationnement. L’emplacement était idéal pour le réseautage, mais beaucoup trop dispendieux. 

L’autrice-compositrice-interprète Marie-Claude Sarault (Marie-Clo). Crédit image : Krys Kudakiewicz 

Marie-Clo et son conjoint ont aussi eu du mal à contracter un prêt auprès des banques dû à leur statut de travailleurs autonomes. Avec l’aide de leurs parents, ils ont pu devenir propriétaires d’une maison dans l’Est ontarien, non loin de la ville, juste avant la pandémie. La valeur de cette maison a déjà doublé. S’ils avaient attendu, l’option de devenir propriétaire n’aurait plus été envisageable dans leur quartier.

Marie-Clo croit que certains quartiers ottaviens pourraient complètement se vider de leur vie culturelle. Le déséquilibre est palpable dans la capitale, reconnue pour ses fonctionnaires plutôt que ses artistes. 

Rester malgré tout : Dieufaite Charles 

Le musicien afro-soul Dieufaite Charles vit à Toronto depuis son arrivée au pays, il y a 12 ans. Il constate que le coût des loyers a doublé, parfois triplé. Aujourd’hui, sa femme et lui paient 1 630 $ par mois pour un appartement à une chambre. Vivre dans l’est de la ville leur permet d’avoir un loyer en dessous de la moyenne de 2 044 $. Pour pouvoir rester à Toronto, il combine la musique avec un travail à temps plein de représentant d’une grande société de distribution alimentaire.

Le musicien afro-soul Dieufaite Charles.

Si la pandémie est rude pour les arts vivants, il croit toutefois que la réalité est la même partout. C’est surtout pour le réseautage que l’artiste afro-soul souhaite continuer de vivre dans la ville reine. Par contre, « ce n’est pas la peine de planifier d’acheter une maison dans cette ville ».

Le son de cloche de l’industrie

Grace Lee Reynolds est la directrice générale de Artscape Toronto, un organisme à but non lucratif qui propose des logements abordables, des locaux commerciaux et des salles communautaires à louer à faible coût pour les artistes. L’organisme opère 250 espaces résidentiels et leur liste d’attente pour y accéder est très longue. 

Elle constate elle aussi un exode des artistes, mais croit qu’il faudra attendre la fin de la pandémie pour en mesurer les impacts réels. 

Selon elle, il y a quand même de bons côtés à ce que les artistes décentralisent leurs lieux de résidence, puisque les arts et la culture pourront mieux se développer dans les petites municipalités. Elle souligne cependant qu’à long terme, les grands centres devront développer des initiatives pour inciter les artistes à revenir.

Alex Bordokas, directeur artistique du festival Uma Nota Culture.

Pour sa part, le directeur artistique du festival Uma Nota Culture et propriétaire de la salle de spectacle BSMT 254, Alex Bordokas, ne croit pas que l’esprit artistique de Toronto soit en train de disparaître. Il pense plutôt qu’il est en train de changer, tout simplement. 

Selon lui, une conséquence de la nouvelle réalité du logement est qu’on voit moins de groupes de musiciens qui jouent ensemble, mais plus d’artistes qui produisent de la musique en studio. Il attribue ce phénomène à la vie de condo, où le bruit des répétitions est moins bien toléré, et bien sûr aux interdictions de rassemblements durant la pandémie. Cela favoriserait des styles de musique comme le hip-hop ou la musique électronique, qui peuvent facilement se déployer en appartement.

Il croit que les petites salles peuvent tirer leur épingle du jeu grâce à une réduction des dépenses, mais qu’il faut être propriétaire de ses locaux pour bien s’en sortir. Les coûts de loyers commerciaux sont aussi exorbitants que pour les logements, et les subventions pandémiques sont allées directement dans les poches des propriétaires des bâtisses et non dans la programmation des salles. 

« On n’a pas gagné avec les subventions. On a réussi à ne pas tout perdre. »

Malgré tout, certains quartiers de Toronto restent très artistiques et Alex Bordokas reste optimiste. Selon lui, on assistera à une renaissance de la scène musicale torontoise après la pandémie. Il croit fermement que les spectateurs auront envie de remettre les arts vivants à l’agenda. 

Article écrit avec la collaboration d’Abigail Alves Murta

Du 15 au 29 mars, retrouvez Au pied du mur, la série web d’ONFR+ qui explore la crise du logement en Ontario. Prochain épisode : Se loger dans le Nord : la situation devient critique, le 24 mars