Oublier la langue qu’on parle tous les jours, est-ce que c’est vraiment possible ? Pour plusieurs, c’est de l’ordre de la science-fiction, alors que c’est pourtant un phénomène bien réel, mais pour lequel on a encore peu d’explications. Après avoir passé des années comme journaliste en milieu franco-minoritaire, Camille Martel s’est penché sur la question. Les multiples rencontres qu’elle a faites avec des personnes qui ont oublié leur langue l’ont poussé à s’interroger sur ce qui faisait en sorte que notre cerveau pouvait nous jouer d’aussi vilains tours. Dans cet épisode, on part à la rencontre de personnes qui n’ont plus les mots, mais aussi à la rencontre de personnes qui nous éclairent sur comment les préserver.
Avec Susan Poulin, Jacki L’Heureux-Mason, Ronald Bisson, Maurice Basque, Ana Ines Ansaldo et Shana Poplack.
Merci à TEDxPortsmouth pour l’utilisation de leur archive sonore.
Transcription Audio
PRÉSENTATEUR :
J’en perds mes mots, un balado d’ONFR+.
AIMÉ MAJEAU BEAUCHAMP :
S’adressant au public de l’émission
On dit souvent que le vélo, ça s’oublie pas, que ce qu’on apprend très jeune comme la natation, jouer d’un instrument, c’est appris pour la vie. Que même après des années à pas le pratiquer, ça revient naturellement, imprégné dans notre corps, dans notre cerveau. Mais est-ce que c’est le cas pour tout ce qu’on apprend à un jeune âge ? Est-ce que notre langue maternelle, si on la parle pas pendant plusieurs années, on va quand même s’en rappeler ? Je m’appelle Aimé Majeau-Beauchamp, et dans l’épisode d’aujourd’hui, ma collègue…
CAMILLE MARTEL :
S’adressant au public de l’émission
Camille Martel.
AIMÉ MAJEAU BEAUCHAMP :
S’adressant au public de l’émission
… va à la rencontre de gens pour qui le français a disparu de leurs mémoires. Pour de bon ou pour un instant.
VOIX DÉFORMÉE :
Weird !
CAMILLE MARTEL s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Quand on essaie d’apprendre une nouvelle langue, la clé c’est de pratiquer, sinon on l’oublie. Mais si je vous disais que, dans certains cas, notre langue maternelle peut être zappée de notre cerveau, qu’on peut, à tout moment, être incapable de choisir la langue dans laquelle on veut s’exprimer. Un peu comme le personnage de Xavier dans le film culte « L’Auberge espagnole ».
Un extrait de « L’Auberge espagnole » joue. Le personnage de XAVIER dit en espagnol qu’il ne comprend pas le français et un homme lui répond en français.
HOMME :
Dans l’extrait
Ne vous en faites pas, on va tout nettoyer.
L’extrait prend fin.
CAMILLE MARTEL :
S’adressant au public de l’émission
Xavier vit un gros stress pendant son échange étudiant. Il fait un rêve un peu psychédélique dans lequel il a oublié le français.
Dans un autre court extrait, XAVIER dit en espagnol qu’il a oublié sa langue maternelle.
CAMILLE MARTEL :
S’adressant au public de l’émission
Il arrive seulement à parler en espagnol puis la panique s’intensifie à mesure que les mots sortent de sa bouche.
Dans un autre extrait, XAVIER demande en espagnol où est l’hippocampe.
HOMME :
Dans l’extrait
L’hippocampe, c’est dans la partie interne de lobe temporal.
XAVIER continue à parler en espagnol en arrière-plan quelques instants.
CAMILLE MARTEL :
S’adressant au public de l’émission
Je m’appelle Camille Martel et je suis réalisatrice à TFO. Je ne sais pas pourquoi, mais cette scène-là m’a toujours fascinée. Il faut dire aussi que j’ai regardé le film un nombre incalculable de fois, donc ça s’est vraiment imprégné dans mon cerveau. C’est l’impression d’être prisonnière dans mon propre corps, de pas être capable de m’exprimer, ça m’avait pas mal troublée. J’avais rapidement intégré le fait que de pas pouvoir communiquer avec les autres, c’était pas mal paniquant et je m’étais souvent demandé s’il y avait une part de réel là-dedans. Jusqu’à ce que je rencontre des gens à qui c’était arrivé pour de vrai.
Des bruits de cassette qui rembobine se font entendre.
CAMILLE MARTEL :
On est en 2016. Je suis journaliste en Alberta.
Un extrait d’une capsule de CAMILLE de l’époque est présenté.
CAMILLE MARTEL :
Ici Camille Martel, Edmonton.
L’extrait prend fin.
CAMILLE MARTEL :
S’adressant au public de l’émission
Petite précision ici, je suis originaire de la ville de Québec, un milieu très, mais vraiment très francophone où la menace de l’anglais plane pas trop, disons. Donc, des gens qui perdent leur français, à Québec, on n’a jamais entendu parler de ça. Pour moi, la langue maternelle, c’est quelque chose d’indélébile, à jamais gravé dans notre cerveau. Mais là, je me retrouve pour la première fois de ma vie à travailler dans un milieu franco-minoritaire où la perte de la langue, et j’allais le découvrir, est quelque chose de bien tangible. On est donc à l’automne 2016, et comme tous les matins, je pars en reportage. Je me rappelle pas trop quelle était mon affectation cette journée-là, mais ce que je me souviens, c’est que je rencontre un homme anglophone dans la soixantaine, mais avec un nom de famille francophone. Quelque chose d’assez courant dans l’Ouest. Quand il apprend que je suis francophone, il me dit que lui aussi parlait français quand il était petit, que c’était sa première langue. Il me demande de lui parler en français, qu’il veut l’entendre à nouveau. Ce que je fais. Et puis ses yeux s’embrument et se remplissent d’eau. J’ai su à ce moment-là que j’avais touché une corde sensible et que cette rencontre-là allait être déterminante.
Des extraits de différents témoignages sont présentés successivement.
JACKI L’HEUREUX-MASON :
J’ai perdu mon français quand j’avais 4 ans.
MAURICE BASQUE :
Pour la première fois de ma vie, il y a pas de mots anglais qui sortaient de ma bouche.
SUSAN POULIN :
The French language is this holy grail for me.
RONALD BISSON :
Moi, je rêve autant en anglais qu’en français. Ça, c’est être bilingue.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
J’ai toujours trouvé un peu simpliste de dire qu’on oublie une langue parce qu’on la pratique pas. Cet homme-là, qui avait pleuré en m’entendant parler français, ne se souvenait plus de sa langue maternelle, mais la mémoire du français était partout dans son corps, puis l’entendre lui avait fait réaliser à quel point il y avait une partie de son identité qui lui était plus accessible. Avant de devenir journaliste, j’ai étudié en biologie et un sujet récurrent dans nos cours, c’était ce qui différencie l’humain des autres animaux. Les professeurs mettaient beaucoup l’emphase sur le fait que le développement de la parole jouait pour beaucoup dans notre évolution. Que le fait d’avoir développé des langues complexes avait favorisé notre survie. Donc, en bonne scientifique, je me disais qu’une langue, surtout la première langue avec laquelle on apprend à communiquer, il me semble que c’est quelque chose que notre cerveau d’humain apparemment super évolué devrait retenir ? Non ? Bien non, justement.
SUSAN POULIN s’exprime en entrevue.
SUSAN POULIN :
And eventually, though, I lost the entire language.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Elle, c’est Susan Poulin. Une Franco-américaine du Maine.
SUSAN POULIN poursuit son entrevue.
SUSAN POULIN :
So, I grew up… Well, the first eight years of my life, I grew up 15 miles from the Canadian border in Western Maine, so three hours south of Quebec City.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Jusqu’à l’âge de 3 ans, Susan parlait seulement le français.
SUSAN POULIN poursuit son entrevue.
SUSAN POULIN :
My parents were both raised bilingually and they were gonna do the same to their children.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Ses parents étaient parfaitement bilingues et comptaient donc élever leurs enfants de cette façon. Mais comme Susan passe les premières années de sa vie entourée de ses grands-parents francophones, qui la gardent pendant que ses parents sont au travail, l’anglais n’entre pas tout de suite dans sa vie. Un jour, sa grand-mère tombe malade et elle passe de moins en moins de temps avec ses grands-parents. Ses parents travaillent beaucoup puis l’anglais s’infiltre peu à peu dans la vie de Susan. Et puis l’école, en anglais, commence et apprendre le français au milieu d’une marée d’anglophones, bien, ça ne devient plus vraiment une priorité.
SUSAN POULIN poursuit son entrevue.
SUSAN POULIN :
They did what they thought was right.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
À des milliers se kilomètres de là, à Moose Jaw en Saskatchewan, Jacki L’heureux-Mason sait trop bien de quoi Susan veut parler.
JACKI L’HEUREUX-MASON s’exprime en entrevue.
JACKI L’HEUREUX-MASON :
I don’t remember speaking a lot of English as a young child…
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Jacki se considère comme une Fransaskoise. Sa première langue c’est le français, même si aujourd’hui c’est l’anglais qui prédomine.
JACKI L’HEUREUX-MASON poursuit son entrevue.
JACKI L’HEUREUX-MASON :
In my mind, I refer to all my animals, my colours, my numbers…
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Les noms d’animaux, les couleurs, les nombres, tout ça lui vient encore en français.
JACKI L’HEUREUX-MASON poursuit son entrevue.
JACKI L’HEUREUX-MASON :
… all those things to me come first in French before…
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Adolescente, elle était même capable de lire des livres.
JACKI L’HEUREUX-MASON poursuit son entrevue.
JACKI L’HEUREUX-MASON :
I wanted to read the very first « Les filles de Caleb » book.
La musique du générique des « Filles de Caleb » joue.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Mais aujourd’hui, les mots ne lui viennent plus.
AIMÉ et CAMILLE discutent.
AIMÉ MAJEAU BEAUCHAMP :
Allô, Camille.
CAMILLE MARTEL :
Salut, Aimé.
AIMÉ MAJEAU BEAUCHAMP :
Donc, la science derrière l’oubli de la langue, est-ce c’est quelque chose qui est étudié ?
CAMILLE MARTEL :
Oui, c’est vraiment cet aspect-là qui m’intéresse. C’est ce qui m’a poussée à vouloir faire un balado sur ça. Avec mon background qui est en sciences, je m’intéressais vraiment à comment ça fonctionne dans notre cerveau. Comment on arrive à oublier quelque chose qui pourtant est assez essentiel.
ANA INES ANSALDO s’exprime en entrevue.
ANA INES ANSALDO :
Un des principes de la neuroplasticité, du fonctionnement du cerveau, c’est use it or lose it.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Ana Ines Ansaldo est professeure à l’Université de Montréal. Elle est docteure en sciences biomédicales et s’intéresse aux liens entre le langage et le cerveau, notamment en lien avec le vieillissement. Je l’ai rencontrée lors d’une fraîche soirée d’automne en bordure du canal Lachine, dans le Vieux-Port de la métropole québécoise.
ANA INES ANSALDO poursuit son entrevue.
ANA INES ANSALDO :
Donc quelque chose qu’on a appris mais qu’on n’utilise pas, à la longue, c’est pas qu’on la perd, mais on perd, encore une fois, la fluidité, la capacité à se servir de cette habileté-là. Parce que quand on est bilingue, les langues sont représentées dans le cerveau et dans notre esprit, de sorte qu’il y a une compétition entre les langues.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Elle m’explique qu’on perd pas vraiment une langue, mais que oui, comme je disais plus tôt, la pratique joue bel et bien un rôle important.
ANA INES ANSALDO poursuit son entrevue.
ANA INES ANSALDO :
C’est pas qu’on la perd, la langue, c’est qu’elle devient inaccessible.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Pour Jacki, c’est comme regarder dans une piscine.
JACKI L’HEUREUX-MASON poursuit son entrevue.
JACKI L’HEUREUX-MASON :
I feel like you know you’re looking into a glass pool and you go…
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
… y plonger sa main pour ramasser les mots, mais voir leur effet s’embrouiller. En quelque sorte, le français a fait des vagues dans la vie de Jacki. La langue y est venue, est partie, puis revenue. Tout a commencé à la garderie…
JACKI L’HEUREUX-MASON poursuit son entrevue.
JACKI L’HEUREUX-MASON :
… few things that I still spoke in French and was asked to speak English because my teachers had no clue what I was saying.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
… où on lui demandait de parler en anglais pour se faire comprendre. Jacki a 4 ans, lorsque sa famille déménage à Estevan, une petite ville du sud de la Saskatchewan, tout près de la frontière avec le Dakota du Nord. La ville compte beaucoup d’immigrants allemands. Le français, c’est plutôt considéré comme la troisième langue en importance. Ici, donc, pas de classes d’immersion en français. À la maison, la mère de Jacki, bien qu’elle soit d’origine francophone, est plus à l’aise avec l’anglais et comme Jacki et sa soeur n’apprennent plus que l’anglais à l’école, le français s’effrite peu à peu. Mais le père de Jacki, qui de son côté milite activement pour les droits des francophones, réussit à faire implanter un cours de français à l’école, ce qui permet à sa fille de recommencer à parler peu à peu le français vers l’âge de 13 ans. Au secondaire, elle se retrouve finalement dans une école qui offre quelques cours de français.
JACKI L’HEUREUX-MASON poursuit son entrevue.
JACKI L’HEUREUX-MASON :
So an hour of French a week.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Les mots reviennent peu à peu et à l’âge de 16 ans, on lui offre d’aller passer trois mois en immersion francophone à La Malbaie, dans la région de Charlevoix, au Québec.
JACKI L’HEUREUX-MASON poursuit son entrevue.
JACKI L’HEUREUX-MASON :
… French area, very little English spoken where we were. And so, to say that I was thrown in is probably an understatement. I went in not feeling super confident.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Elle se retrouve donc dans une petite ville complètement francophone avec d’autres élèves de son école, dont certains peuvent à peine prononcer quelques mots de français. Elle me raconte qu’un jour, alors qu’elle était dans un café avec deux autres de ses collègues, un serveur passe près d’elles et baragouine dans un anglais un peu cassé…
JACKI L’HEUREUX-MASON poursuit son entrevue.
JACKI L’HEUREUX-MASON :
You know, if you can’t speak good French, don’t speak it at all.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
C’est-à-dire : « Si tu peux pas bien parler français, parle-le pas pantoute. » Même si ça fait des dizaines d’années, ce commentaire-là lui revient en tête de temps à autre et a eu impact considérable sur sa confiance en elle, surtout aujourd’hui lorsqu’elle tente de parler français.
JACKI L’HEUREUX-MASON poursuit son entrevue.
JACKI L’HEUREUX-MASON :
I had an opportunity to do a bunch of interviews in French and the confidence in me would just, every once in a while if I got stuck, that’s it. I froze and I couldn’t finish the interview…
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Mais à l’époque, même si l’expérience s’avère difficile, cette immersion de quelques mois à Charlevoix est payante : le français reprend sa place dans la vie de Jacki.
JACKI L’HEUREUX-MASON poursuit son entrevue.
JACKI L’HEUREUX-MASON :
I felt, towards the end of it, that I was almost perfectly bilingual.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Mais rendue sur le marché du travail, les choses changent abruptement. Personne ne parle français et parallèlement à ça, la langue s’effrite au sein de sa famille.
JACKI L’HEUREUX-MASON poursuit son entrevue.
JACKI L’HEUREUX-MASON :
So I would say I went almost back to being a non-French speaker.
CAMILLE rencontre SHANA POPLACK.
CAMILLE MARTEL :
Bonjour, Shana. C’est Camille. Vous allez bien ?
SHANA POPLACK :
Bonjour, Shana. Oui, très bien.
CAMILLE MARTEL :
Est-ce que vous voulez que je passe…
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
On est à la fin du mois d’août et je me rends chez Shana Poplack, une sociolinguiste, professeure émérite à l’Université d’Ottawa et aussi titulaire de la Chaire de recherche du Canada en linguistique. Elle me reçoit dans son immense jardin rempli de fleurs.
SHANA POPLACK s’exprime en entrevue.
SHANA POPLACK :
Quand on me dit qu’il a perdu sa langue, j’aimerais… Ou il a oublié, je veux dire, sa langue, j’aimerais savoir qu’est-ce qu’il a oublié.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
On tombe rapidement dans le vif du sujet. Je veux lui demander pourquoi certaines personnes oublient une langue, mais elle m’arrête dans mon élan, remettant tout de suite en question la soi-disant perte de la langue.
SHANA POPLACK poursuit son entrevue.
SHANA POPLACK :
Est-ce que la personne a oublié un peu la structure grammaticale, la syntaxe ? Qu’est-ce qui a été oublié ? Et est-ce qu’il s’agit, j’aimerais savoir, d’avoir oublié comment parler la langue ou bien est-ce que la personne a oublié comment comprendre la langue, ce qui est beaucoup plus rare.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Je comprends bien, une fois de plus, que la langue, on l’oublie pas vraiment. Qu’en fait, c’est beaucoup plus complexe et nos relations avec les autres y jouent pour beaucoup.
SHANA POPLACK poursuit son entrevue.
SHANA POPLACK :
La langue est un outil social. C’est pas quelque chose qui existe dans le vide.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Ce qu’elle m’explique, c’est que la langue, qu’elle soit maternelle ou secondaire, peut donc devenir inaccessible selon nos interactions avec les autres.
SHANA POPLACK poursuit son entrevue.
SHANA POPLACK :
Je pense qu’il faut distinguer entre ce que la personne ressent, son attitude. Il peut très bien dire : « J’ai oublié, j’ai oublié mon français. » On entend ça tout le temps. Et, malheureusement, la société renforce ce concept-là, que c’est possible, si on a fait une erreur grammaticale, si on utilise des formes non standards. Et ça serait une chose horrible si on utilisait un anglicisme ou si, par exemple, on mélangeait des langues. Qu’est-ce qu’on répond immédiatement ? Vous avez oublié votre français, vous êtes en train de détruire votre français. Et ça, justement, c’est un des angles que nous avons recherché à fond et je peux vous dire que c’est pas du tout le cas. C’est pas lié du tout à la disparition ni à l’appauvrissement ni surtout pas à l’oubli.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Mais alors, si perdre une langue, ça n’existe pas vraiment, est-ce que ça veut dire que ce qu’ont vécu Jacki et Susan, c’est vrai ? Comment expliquer leurs témoignages ? Là, j’avoue, j’avais besoin de réponses.
AIMÉ et CAMILLE discutent.
AIMÉ MAJEAU BEAUCHAMP :
En entendant l’histoire de Jacki et Susan, qui vivent à des milliers de kilomètres l’une de l’autre et dans deux pays différents, moi, je me demande à quel point la situation du français en Saskatchewan et au Maine sont similaires ?
CAMILLE MARTEL :
Oui c’est sûr. Il faut dire qu’il y a un élément similaire entre les deux qui, je crois, a été assez important, c’est que ni au Maine ni en Saskatchewan il y avait une école en français. On pourrait penser que l’accès au français aurait été plus facile pour Jacki, mais c’était pas vraiment le cas. On est à une époque où les écoles d’immersion sont pas ce qu’elles sont aujourd’hui. J’ai fait quelques recherches et au Maine, on retrouve maintenant quelques écoles francophones, mais c’est assez récent quand même. Peut-être que si Jacki et Susan étaient nées aujourd’hui, cet aspect-là aurait pu éviter la perte de la langue.
AIMÉ MAJEAU BEAUCHAMP :
Et justement, tu parles de la perte de la langue, mais est-ce que c’est vraiment ça qui est arrivé à Jacki et Susan ? Est-ce qu’elles l’ont complètement oubliée ?
CAMILLE MARTEL :
Je dois te dire que je suis un peu confuse sur ça. Je suis partie avec l’idée d’expliquer comment on oublie une langue, mais les chercheurs à qui j’ai parlé me disent qu’oublier une langue, bien, ça n’existe pas vraiment. Dans le cas de Susan, j’ai surtout accumulé des questions plutôt que des réponses.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Revenons à l’histoire de Susan, cette Franco-américaine qui a perdu l’usage du français vers l’âge de 3, 4 ans.
SUSAN POULIN poursuit son entrevue.
SUSAN POULIN :
I’d say about three-ish, I stopped speaking.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Ayant passé toute sa vie aux États-Unis, la langue de Molière n’était bien évidemment pas enseignée à l’école et puis sa famille a cessé de le parler peu à peu.
SUSAN POULIN poursuit son entrevue.
SUSAN POULIN :
I would say that I was in my forties and I started to feel like something was missing from my life.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
C’est pas avant la quarantaine que Susan sent que quelque chose lui manque.
SUSAN POULIN poursuit son entrevue.
SUSAN POULIN :
The memory of it lingers in my body.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Elle se met en tête de réapprendre le français, mais 15 ans plus tard, elle y arrive toujours pas.
SUSAN POULIN poursuit son entrevue.
SUSAN POULIN :
There’s the expectation. The expectation that I will go in there and I will just know that something will happen and it will magically appear in my head. I will recover everything.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Susan me raconte qu’elle a tout essayé, mais que ce qu’elle espérait vraiment, c’était que le français réapparaisse un peu magiquement, comme si elle ne l’avait jamais oublié. Pour parvenir à ces fins, elle a même essayé l’hypnose, son dernier recours.
AIMÉ et CAMILLE discutent.
AIMÉ MAJEAU BEAUCHAMP :
OK. Je dois t’avouer que j’ai un peu de difficulté à croire que Susan n’est pas capable de réapprendre le français.
CAMILLE MARTEL :
Oui, bien, t’es pas la seule personne. Les spécialistes à qui j’ai parlé pensent un peu la même chose.
SUSAN POULIN :
Et l’hypnose ? Est-ce que c’est reconnu pour aider à retrouver la mémoire ?
CAMILLE MARTEL :
Oui et non. Il y a eu pas mal d’études là-dessus et ça été comme un courant à la mode. Ce que disent des recherches plus récentes, c’est que l’hypnose peut aussi créer des souvenirs qui n’existent pas vraiment, un peu comme quand on regarde une photo d’enfance et qu’on s’imagine un souvenir jusqu’à ce que nos parents nous disent que ça s’est jamais passé. Mais les scientifiques s’entendent quand même pour dire que des souvenirs peuvent être enfouis ou oubliés, puis revenir à la surface lorsqu’il y a un déclencheur qui, dans le cas qui nous intéresse, pourrait être l’hypnose.
SUSAN POULIN s’exprime devant un public.
SUSAN POULIN :
It’s the early two-thousands, and I’m sitting in my friend Mary Lou’s office. Mary Lou is a hypnotherapist and she’s going to hypnotize me to help me find the French in my head.
Le public rit.
SUSAN POULIN :
Don’t look at me like that.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Ce qu’on entend, c’est un extrait d’un Ted Talk que Susan a donné sur ses séances d’hypnose. Elle explique comment elle a vraiment tenté le tout, mais vraiment le tout pour le tout afin de retrouver le français, qu’elle considère comme étant un souvenir réprimé. Elle rencontre donc une de ses amies, Mary Lou, qui est hypnothérapeute au début des années 2000. Elle me raconte que quand elle s’est endormie, elle s’est vue, petite fille, dans un jardin, puis tout à coup, sa famille est apparue, ses grands-parents, parents, oncles et tantes. Et l’hypnothérapeute lui a dit que ces personnes gardaient le français pour elle jusqu’à ce qu’elle soit prête à venir le chercher. Et puis, dans son rêve, sa famille garde le français dans un coffre, mais lorsque Susan prend le coffre et l’ouvre, elle voit des choses très belles à l’intérieur, et puis tout à coup très laides. Elle se met à critiquer le coffre, et puis il se referme et elle n’est plus capable de le rouvrir.
SUSAN POULIN poursuit son entrevue.
SUSAN POULIN :
It’s that sense of perfectionism and the beauty of the French language that prevents me from learning the French language.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
C’est donc le perfectionnisme de Susan qui l’empêche de réapprendre le français, une langue qu’elle a mise sur un piédestal et qu’elle aimerait reparler comme une locutrice native. Mais en même temps, quand on perd une langue avant l’âge de 5 ans, qu’est-ce qu’on réapprend vraiment ?
SHANA POPLACK poursuit son entrevue.
SHANA POPLACK :
Si on a déjà atteint ce qu’on appelle l’âge critique vers 12, 13 ans, là, on a pour ainsi dire tout acquis de la langue. Toute la structure. Là, il est plus difficile de la perdre.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Shana Poplack, la sociolinguiste de l’Université d’Ottawa, m’explique qu’il y a quand même un certain âge où la langue maternelle se solidifie, si on veut, dans le cerveau. Mais elle maintient que pour réapprendre une langue, il n’y a pas de secret : il faut carrément vivre dans cette langue-là.
SHANA POPLACK poursuit son entrevue.
SHANA POPLACK :
Si vous vous mettez dans la circonstance où il faut communiquer avec quelqu’un qui parle français, vous allez apprendre à communiquer en français. Peut-être que ça sera pas parfait, mais ce sera du français et ce sera de la communication.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Si les scientifiques savent bien comment notre cerveau retient une langue, ils ne savent pas encore précisément pourquoi ou dans quelle mesure on l’oublie. La littérature est incomplète et la recherche, très difficile.
SHANA POPLACK poursuit son entrevue.
SHANA POPLACK :
J’ai l’impression qu’on n’a pas suffisamment de recherches en ce moment pour pouvoir donner une réponse avec toute certitude à cette question. Parce que qu’est-ce qu’il faudrait faire pour savoir la réponse, il faudrait remettre la personne qui dit avoir oublié la langue dans une situation où le système en dormance, si vous voulez, devrait être réactivé. Et puis tester systématiquement cette personne sur tous les niveaux linguistiques, le niveau du lexique, le vocabulaire, la formation des mots, la syntaxe, la compréhension, la production, etc. Et seulement après avoir fait ça, est-ce qu’on peut savoir si la langue est vraiment là en dormance ou si elle a disparu.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Les histoires qui suivent pourraient toutefois nous éclairer. En faisant des recherches pour le balado, on s’est rendu compte que trouver des francophones qui ont perdu leur langue, c’est comme chercher, non pas une aiguille, mais bien un morceau de foin dans une botte de foin. Qu’est-ce que je veux dire par là, c’est que les francophones qui ont perdu leur langue perdent habituellement leurs communautés par le fait même. Ils ne sont plus rattachés à rien de francophone et donc, c’est vraiment difficile de les trouver. Ils sont pour ainsi dire invisibles.
CAMILLE MARTEL roule en voiture et s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
On est le 6 juillet 2020. Je m’en vais rencontrer Ronald Bisson dans la cafétéria de l’Université Saint-Paul à Ottawa. Ronald Bisson, je le rencontre, parce que son frère Gérard, qui est décédé voilà une dizaine d’années, a subitement oublié une des deux langues qu’il parlait en fait quelques semaines avant sa mort.
RONALD BISSON s’exprime en entrevue.
RONALD BISSON :
Nous on a été élevés dans l’est du Manitoba. On est réellement parfaitement bilingues. On a été élevés avec les deux langues : français et anglais en même temps dès un bas âge. Alors, mon frère était comme moi, parfaitement bilingue. D’ailleurs, je peux vous dire, on est tellement bilingues, moi, je rêve autant en anglais qu’en français.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
J’ai rencontré Ronald pour parler d’un phénomène qu’on n’aborde pas vraiment dans les communautés francophones minoritaires : l’oubli de l’anglais.
RONALD BISSON poursuit son entrevue.
RONALD BISSON :
C’est que mon frère a été affligé avec un cancer du pancréas. Alors, il a été malade à peu près trois mois, mon frère. Et même si je vivais à Ottawa, j’allais le voir à Winnipeg chaque fois que j’avais la chance. Et là, bien, il était chez lui, il était dans un hôpital qui avait des services en anglais et tout ça. Alors, tout était en anglais, tout se passait bien, il comprenait, tout fonctionnait.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Mais un jour, Ronald reçoit un appel. Son frère, Gérard, est dans le coma.
RONALD BISSON poursuit son entrevue.
RONALD BISSON :
… je m’en souviens encore. Alors j’ai monté à Winnipeg, et puis là, ma nièce m’a dit : « Ça fait 24 heures qu’il est en coma. » Et je sais pas si vous avez déjà vécu quand les gens sont très proches, comme ça de la mort, tout le monde est autour du lit, c’est tranquille, et là, ça faisait 24 heures qu’il n’était plus conscient selon eux. Alors, je lui ai dit en français : « Gérard, c’est Ronald. Je suis venu te voir d’Ottawa. » Et il a ouvert les yeux. Puis il était conscient, là. Et puis ce qu’il m’a dit, il dit : « Je vais mourir. » Et moi, ce que j’ai répondu, c’est : « Es-tu confortable avec ça ? »
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Gérard était pas dans le coma. Il avait oublié l’anglais. Au complet. Sa femme, ses enfants qui se trouvaient à ses côtés n’arrivaient pas à entrer en contact avec lui. Ils sont unilingues anglophones. Gérard ne comprenait plus l’anglais à tel point que les paroles prononcées par sa femme et ses enfants lui étaient inintelligibles. Imaginez un instant à quel point ça peut être troublant autant pour Gérard que pour sa famille. Et puis, pensez-y un peu : combien de francophones dans des milieux minoritaires vivent quelque chose de similaire ? Est-ce que ça arrive souvent que des gens qu’on croit dans le coma aient, en fait, tout simplement oublié leur deuxième langue ? Ou la langue dans laquelle le personnel médical s’adresse à eux ?
RONALD BISSON poursuit son entrevue.
RONALD BISSON :
À la fin, dans les moments très difficiles, dans le stress, il ne parlait plus anglais. Ça, ça m’a vraiment surpris. Si quelqu’un m’avait dit que ça pourrait se passer comme ça, j’aurais dit : « C’est pas possible. » On est tellement bilingues. Tu peux pas perdre ton anglais. Comme je vous ai dit, on rêve autant en anglais qu’en français.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
L’histoire de Ronald puis de son frère m’a vraiment touchée et m’a fait beaucoup réfléchir. Comme si quelque chose d’inconnu venait de se révéler sous mes yeux. Ne pas être capable de communiquer avec ses proches ou avec le personnel soignant quand on est à l’article de la mort, c’est terrible. Non seulement c’est terrible, mais je trouve que ça fait voir l’accès aux soins de santé pour les francophones sous un tout autre angle.
ANA INES ANSALDO poursuit son entrevue.
ANA INES ANSALDO :
Bien, en fait, c’est des choses, oui, dont on entend parler.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
En parlant avec Ana Ines Ansaldo lors de notre entrevue à Montréal, je lui ai demandé si elle avait déjà entendu des histoires comme celle de Ronald et de son frère Gérard.
ANA INES ANSALDO poursuit son entrevue.
ANA INES ANSALDO :
Avec les outils dont on dispose aujourd’hui, la neuro-imagerie fonctionnelle puis les études autant d’activation des aires que des études des connectivités des réseaux où on regarde comment les réseaux se connectent et se déconnectent lors d’une tâche, on voit en fait que le langage, en général, et le bilinguisme en particulier, est quelque chose de très complexe et qui met à profit, je dirais, l’ensemble de la cognition.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Quand elle dit ça, « mettre à profit l’ensemble de la cognition », ça veut dire que tout doit fonctionner à point pour pouvoir se servir efficacement de toutes les langues qu’on a apprises. Quand on est en fin de vie, qu’on est malade, il y a tout plein de choses qui nous lâchent peu à peu.
ANA INES ANSALDO poursuit son entrevue.
ANA INES ANSALDO :
Et alors là, c’est sûr que la langue, la deuxième langue va être très difficile d’accès. Elle peut s’agiter, la personne. Il peut y avoir de l’agitation physique et de l’agitation verbale et cela peut entraîner une série de conséquences qui peuvent être assez désagréables.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Ça me rappelle ce que Ronald m’a dit quand on s’est parlé. À son arrivée à l’hôpital, son frère Gérard s’est tout de suite réveillé et calmé lorsqu’il a entendu Ronald lui parler.
RONALD BISSON poursuit son entrevue.
RONALD BISSON :
Sur le coup, on n’a pas le temps de penser, on traverse le drame, là. Mais après, j’y pensais, j’ai dit : « C’est ça qui se passait. » Mais entendre sa langue maternelle, c’est aussi retourner à l’époque où on l’a apprise. Ana Ines Ansaldo, m’explique que rendu là, ce n’est même plus une question d’anglais ou de français ou de n’importe quelle autre langue.
ANA INES ANSALDO poursuit son entrevue.
ANA INES ANSALDO :
Moi, j’ai travaillé, j’ai fait des études avec des personnes qui sont en soins palliatifs par exemple. Disons que la communication se passe à un autre niveau.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Je lui demande qu’est-ce qu’elle entend par « passer à un autre niveau ».
ANA INES ANSALDO poursuit son entrevue.
ANA INES ANSALDO :
Et alors, la communication en fin de vie se passe surtout au niveau non verbal. Elle se passe dans le geste, dans le regard, via le toucher, le ton de la voix est extrêmement important. Même si la personne ne comprend pas les mots, le ton de la voix est très puissant et la voix comme telle, la reconnaissance de la voix, même sans comprendre un seul mot, le fait de savoir que c’est la voix de son conjoint, son fils, son ami…
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
La langue maternelle, c’est quelque chose qu’on apprend très tôt dans la vie. On entend nos parents la parler, et à cet âge-là, nos parents représentent quelque chose de très important : ce sont eux qui prennent soin de nous. En plus de la langue, on apprend le langage non verbal, un langage très associé aux émotions, comme les gestes, le toucher et les expressions faciales.
ANA INES ANSALDO poursuit son entrevue.
ANA INES ANSALDO :
Même des gens dans le coma, on a fait des études qui montrent que la communication existe, même avec ces personnes-là, via des mécanismes qui sont des mécanismes non verbaux parce que, encore une fois, le langage non verbal, qui est en fait un précurseur du langage verbal, est très associé à des émotions de base et fondamentalement relié à l’empathie. L’empathie qui est vraiment la clé de la communication. Parce que la vraie communication, c’est de l’empathie. C’est de partager avec l’autre un moment, un espace, et tout le reste se construit par-dessus ça.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
En entendant ça, je me dis que ça doit être quelque chose qui arrive très, très souvent, le fait de devoir retourner à des moyens de communication plus basic, disons, avec nos proches lorsqu’ils sont en fin de vie. Je demande à Ronald Bisson, s’il avait cherché à comprendre pourquoi son frère avait oublié l’anglais à l’époque.
RONALD BISSON poursuit son entrevue.
RONALD BISSON :
Je veux dire… j’ai pas été assez curieux pour comprendre un phénomène comme ça. Moi, je suis un homme d’affaires. Moi, je suis un MBA. Ce que je sais, moi, c’est la business. Je suis certain qu’il y a des professionnels de la santé, puis des spécialistes qui étudient ça. Mais je sais une chose : moi-même les années passent, moi-même je vieillis, puis je remarque moi-même, quand je vis des moments de stress, quand je vis des moments difficiles, pas sûr, c’est drôle, mais mon anglais aussi prend le bord.
AIMÉ et CAMILLE discutent.
AIMÉ MAJEAU BEAUCHAMP :
Je t’avoue que cette histoire-là, elle me touche beaucoup. Tu sais, c’est difficile pour moi de m’imaginer de perdre ma langue maternelle, mais mon anglais, c’est pas mal plus plausible. Puis en étant en couple avec quelqu’un qui ne parle pas français, bien, je peux vraiment m’imaginer comment ça doit être difficile de partir puis de vivre ces derniers moments-là sans pouvoir communiquer avec les gens que t’aimes le plus.
CAMILLE MARTEL :
C’est sûr puis c’est sûrement le cas pour beaucoup de gens au pays.
AIMÉ MAJEAU BEAUCHAMP :
Est-ce que c’est quelque chose de connu comme phénomène ? Le fait que, quand on est malade, que ça peut arriver qu’on oublie une langue qu’on a apprise ?
CAMILLE MARTEL :
J’ai l’impression que c’est pas si connu. Mais ça me fait vraiment penser aux années que j’ai passé comme journaliste dans les milieux franco-minoritaires. L’accès aux soins de santé en français, c’était un sujet qui revenait constamment. Mais quand on en parlait, c’était surtout sous l’angle des droits, que les Canadiens avaient le droit de recevoir des services dans la langue officielle de leur choix, que c’était pas un caprice finalement. Mais on parlait jamais de l’oubli de la langue, que quand t’es très malade, tu peux oublier l’anglais, même si tu l’as parlé à chaque jour de ta vie, que de te faire soigner en français, ça peut parfois être une question de vie ou de mort.
RONALD BISSON poursuit son entrevue.
RONALD BISSON :
Dans quelle langue est-ce qu’on a vraiment le droit de mourir quand on est francophone en milieu minoritaire ?
CAMILLE MARTEL passe un appel téléphonique.
MAURICE BASQUE :
Au téléphone
Oui, bonjour ?
CAMILLE MARTEL :
Au téléphone
Oui, bonjour. Maurice Basque ?
MAURICE BASQUE :
Au téléphone
Oui, c’est bien moi.
CAMILLE MARTEL :
Au téléphone
Oui, bonjour, c’est Camille Martel de TFO. Vous allez bien ?
MAURICE BASQUE :
Au téléphone
Oui, ça va très bien. Vous-même ?
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Ça m’amène à vous présenter Maurice Basque que j’ai joint au téléphone à la fin de l’été. Bien connu dans la communauté acadienne, Maurice est un historien qui vit à Moncton au Nouveau-Brunswick. Bilingue et baigné dans l’anglais depuis son plus jeune âge, Maurice en a pourtant oublié l’usage à un moment plutôt inopportun.
La conversation téléphonique avec MAURICE BASQUE se poursuit.
MAURICE BASQUE :
Au téléphone
Alors, on retourne en arrière à l’hiver 2005, je suis à Moncton, je suis arrêté parce que je ne travaille pas depuis un certain temps, je suis en congé de maladie finalement parce que j’ai un gros problème de nerf sciatique qui m’empêche de bouger, qui me fait vraiment mal, et un après-midi, c’est trop douloureux. Donc, je décide de téléphoner à l’ambulance, le service d’ambulance, pour que je sois transporté à l’hôpital Dumont. À Moncton, on a deux hôpitaux. Il y a un hôpital de langue française, un hôpital de langue anglaise. Donc, du côté francophone acadien, c’est l’hôpital Georges Dumont qui est vraiment près de chez moi. Ce sont deux anglophones, les ambulanciers qui sont arrivés. Une femme et un homme. Habituellement j’aurais pas eu de difficulté, j’aurais dit : « Bon, ils parlent pas français, je vais parler anglais. » Mais là, pour la première fois de ma vie, il y a pas de mots anglais qui sortaient de ma bouche.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
L’anglais avait comme été zappé de son cerveau. Et puis s’en est suivi un dénouement pas tout à fait souhaitable.
La conversation téléphonique avec MAURICE BASQUE se poursuit.
MAURICE BASQUE :
Au téléphone
Et ça me frustrait d’autant plus que je connais la langue et je pouvais pas leur expliquer même avec des mots très, très simples le mal, la douleur, et ce que je souhaitais qu’il m’arrive. J’entendais bien sûr. Je comprenais ce que eux disaient. Ma voisine est venue parce qu’elle a vu les ambulanciers. Ma voisine est bilingue également. Elle traduisait un peu ce que je disais en français et déjà en français, le mal était très, très fort et les mots et les phrases étaient coupés, saccadés. Ils sont finalement partis sans me transporter à l’hôpital, ce qui m’a frustré d’autant plus que le mal ne partait pas.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Quand les ambulanciers ont vu qu’aucun mot d’anglais ne sortait de la bouche de Maurice, ils se sont mis à ricaner.
La conversation téléphonique avec MAURICE BASQUE se poursuit.
MAURICE BASQUE :
Au téléphone
J’étais là comme : « OK, là, mais qu’est-ce qui se passe ? » Puis ça aggravait, dans ma tête, la frustration de vouloir leur dire : « Mais qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi vous riez ? C’est pas une joke, là. Je vous ai pas téléphoné comme une perte de temps. »
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Il m’explique que bien qu’il a été surpris, voire même plutôt choqué, il avait déjà entendu parler du phénomène.
La conversation téléphonique avec MAURICE BASQUE se poursuit.
MAURICE BASQUE :
Au téléphone
Que des gens bloquaient. Que des gens dans une situation donc X n’étaient pas en mesure de se servir d’une autre langue qu’ils connaissaient très bien. Après leur départ, c’est tranquillement comme revenu.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Est-ce que perdre une langue temporairement, c’est comme la perdre quand on est en fin de vie ? J’ai posé encore une fois la question à Ana Ines Ansaldo.
ANA INES ANSALDO répond en entrevue.
ANA INES ANSALDO :
Disons, il y a un stress, un stress cognitif par exemple. À ce moment-là, il y a des circuits qui sont comme sursaturés par la stimulation, et ça fait en sorte que l’accès à la langue… parce que c’est pas qu’on la perd, la langue, c’est qu’elle devient inaccessible.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
C’est en l’écoutant parler que je me suis rendu compte que la langue, c’est pas si basic que ça chez l’humain, puis que, oui, c’est quelque chose qui peut partir puis revenir, même si ça nous semble essentiel.
ANA INES ANSALDO poursuit son entrevue.
ANA INES ANSALDO :
Parler, c’est un processus très complexe. On le prend pour acquis, mais c’est d’une complexité inouïe. On dit que le langage est une fonction parapluie qui met à profit l’ensemble de la cognition.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Toute la complexité de la langue, bien, ça fait en sorte qu’exprimer notre mal peut parfois être impossible.
ANA INES ANSALDO poursuit son entrevue.
ANA INES ANSALDO :
Le corps et l’esprit sont dans un mode de survie, et quand le corps et l’esprit sont dans un mode de survie, c’est sûr que les fonctions cognitives supérieures, dont le langage est parmi les plus complexes, se voient un peu hypothéquées.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Je me demande si, collectivement, on a déjà pensé à ça. Penser au fait que la langue a ses limites, surtout en termes de soin de santé.
ANA INES ANSALDO poursuit son entrevue.
ANA INES ANSALDO :
C’est sûr que quand on est bilingue, on est capable de parler avec son médecin si on est dans une situation, disons, normale. Si on va faire une consultation, on est bilingue, on est capable. Mais quand il s’agit de prises de décisions complexes, quand on est sous une pression émotionnelle, ou quand il y a de la douleur, ou quand il y a par exemple une médication qui est donnée. Parce qu’il y a des médications aussi qui sont données qui peuvent avoir des conséquences sur l’état d’alerte. Des anesthésies, des antidouleurs, et tout ça, ç’a des impacts sur le système nerveux qui peuvent avoir comme conséquence que la personne n’a plus accès à la langue comme d’habitude. Ce sont des effets transitoires, mais quand même qui peuvent avoir des conséquences graves parce que ça peut entraîner d’autres choses.
AIMÉ et CAMILLE discutent.
AIMÉ MAJEAU BEAUCHAMP :
Mais les gens qui ont vécu ça, perdre leur langue, est-ce qu’ils se sont eux-mêmes demandé pourquoi c’était arrivé ?
CAMILLE MARTEL :
Dans le cas de Maurice et de Ronald, la réponse est non. Dans le cas de Ronald, évidemment, il avait bien d’autres choses à penser lors de la mort de son frère. Je pense que les gens à qui c’est arrivé préfèrent se dire que c’est juste un mauvais souvenir. Surtout dans le cas de Maurice.
La conversation téléphonique avec MAURICE BASQUE se poursuit.
MAURICE BASQUE :
Au téléphone
J’y ai jamais pensé véritablement dans l’optique de qu’est-ce qui m’est arrivé du côté linguistique. Ça m’a jamais… Pas que ça m’a pas intrigué, mais ça m’a pas… C’est pas ça qui est venu me chercher. Et je me souviens quand des collègues étaient venus me chercher à l’Université de Moncton pour m’interviewer et que j’ai raconté cette histoire-là aussi, c’était pas… C’était encore le fait du manque de service en français qui me frustrait et je me disais : « Moi, je parle anglais en plus. »
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Après avoir passé plusieurs mois, ou même plutôt des années, à me demander pourquoi on oublie une langue, je me retrouve aujourd’hui avec plus de questions que de réponses. La recherche scientifique avance, mais ça reste extrêmement difficile de faire des études sur la perte de la langue. Comme me l’ont expliqué les expertes que j’ai consultées, il y a encore beaucoup de questions en suspens un peu comme tout ce qui touche au cerveau d’ailleurs. On commence à peine à comprendre ce formidable outil qui, d’un côté nous donne la capacité d’apprendre une langue, puis de l’autre, peut nous la retirer à tout moment. Et puis aussi, ce que je retiens, c’est que l’environnement social et nos émotions rattachées à la langue peuvent contribuer grandement à la perte ou au maintien de la langue. Ça me rappelle un échange sur l’encodage que j’ai eu avec Ana Ines Ansaldo. Je lui avais demandé si on se rappelait plus d’une langue qu’on avait apprise à la maison ou bien à l’école.
ANA INES ANSALDO poursuit son entrevue.
ANA INES ANSALDO :
La mémoire épisodique, c’est celle qui est plus reliée aux expériences. Des épisodes de la vie. Puis on associe la langue à certains épisodes puis les épisodes en général peuvent avoir des connotations affectives. Tandis que si on apprend la langue de manière procédurale, dans un apprentissage plus scolaire, bien, c’est différent parce que l’école, c’est toujours l’école. Même s’il y a des connotations affectives, c’est moins affectivisé et c’est plus procédural. Mais ce sont des processus différents et cela entraîne, disons, des niveaux de maîtrise de la langue qui sont différents selon la situation qui se présente.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Ce qu’elle dit en fait, c’est qu’il n’y a pas de garantie de se souvenir d’une langue, qu’elle ait été enseignée par nos parents ou par un prof d’école. Je me dis par contre que l’encodage, notamment la mémoire épisodique, c’est sûrement ce qui explique que la perte de langue maternelle bouleverse autant Susan et Jacki comme si des parties de leur vie leur avaient été dérobées.
SUSAN POULIN poursuit son entrevue.
SUSAN POULIN :
I’ve spent off and on in my adult life looking, a lot of time looking for French.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
Susan qui a passé toute sa vie d’adulte à essayer de retrouver cette partie d’elle-même et Jacki…
JACKI L’HEUREUX-MASON poursuit son entrevue.
JACKI L’HEUREUX-MASON :
Even if my French is terrible, I still consider myself French-speaking Canadian.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
… qui elle se considère comme une francophone même si elle ne parle plus la langue. Je pense aussi aux milliers, voire aux millions d’autres personnes partout dans le monde pour qui c’est aussi le cas. Quand on pense à tous ces pays ou pas seulement deux langues, mais bien des centaines se côtoient.
Des voix entremêlées se font entendre.
CAMILLE MARTEL :
Je me demande aussi pourquoi on ne parle pas davantage des gens qui oublient leur deuxième langue, notamment au Canada où la dualité linguistique est bien présente. Pourquoi Ronald et Maurice n’ont même pas eu le réflexe de se poser la question ?
RONALD BISSON poursuit son entrevue.
RONALD BISSON :
Tu sais, t’essaies de te faire comprendre puis t’es pas compris. C’est difficile.
La conversation téléphonique avec MAURICE BASQUE se poursuit.
MAURICE BASQUE :
Au téléphone
On a tellement l’habitude du côté des francophones, des Acadiens, de parler anglais à Moncton tous les jours, on pense jamais au fait qu’un jour, on va être bloqué, qu’on pourra pas s’adresser puis se faire comprendre par un anglophone.
CAMILLE s’adresse au public de l’émission.
CAMILLE MARTEL :
J’aimerais revenir en arrière, il y a quatre ans, lorsque j’étais en Alberta et que j’ai rencontré l’homme qui a pleuré en m’entendant parler français. J’aimerais lui dire que cette rencontre-là a été déterminante pour moi, qu’elle m’a ouvert les yeux sur quelque chose qui se passait juste là, sous mon nez, mais qui était invisible. J’aimerais lui dire que j’ai mis des mots sur ses larmes. Que même si son histoire, je la connais pas, j’en ai raconté d’autres qui feront probablement écho à la sienne. J’aimerais revenir à ce moment-là, et lui dire qu’il n’est pas seul.
AIMÉ MAJEAU BEAUCHAMP :
S’adressant au public de l’émission
Vous venez d’entendre l’épisode « L’oubli de la langue ».
Entrevues et scénarisation : Camille Martel.
Recherche : Abigail Alves Murta.
Réalisation et animation : Camille Martel et Aimé Majeau-Beauchamp.
Musique originale : Mehdi Cayenne.
Mixage : Pierre-Luc Barr.
Production : Gisèle Quenneville.
La série « J’en perds mes mots » est présentée par ONFR+. Si vous avez aimé cet épisode, vous pouvez « liker », partager ou même nous écrire pour nous le faire savoir. Sur ce, je vous dis à bientôt.