« On assiste à un déplacement du pôle francophone principal de l’Europe vers l’Afrique », explique Laurent Richard

Laurent Richard est spécialiste dans l'analyse des données des systèmes d’information géographique ainsi que les nouvelles technologies de l’information à l'ODSEF. Gracieuseté

[ENTREVUE EXPRESS]

QUI :

Laurent Richard, chercheur à l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone (ODSEF).

LE CONTEXTE :

L’ODSEF a dévoilé le 15 mars les résultats des estimations du nombre de francophones dans le monde en 2023 en s’appuyant sur le tout dernier exercice d’estimations et de projections des populations des Nations unies. L’observatoire utilise la définition de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) selon laquelle les francophones regroupent les personnes qui sont en mesure de suffisamment maitriser la langue française pour être à même de communiquer (parler et/ou comprendre. Celle-ci distingue une francophonie « du quotidien » de celle qui s’exprime dans un environnement où le français est exclusivement une langue étrangère.

L’ENJEU :

Alors que le français est en recul de manière générale au Canada, cette mise à jour annuelle des données de l’ODSEF pour l’année 2023 apporte un éclairage plus global sur la tendance mondiale qui, elle, est à l’augmentation du nombre de francophones.

« À l’échelle globale, constatez-vous une progression ou un recul du français?

On constate une progression du nombre de locuteurs du français. En 2022, on comptait 321 millions de francophones dans le monde, alors qu’en 2023 ce chiffre passe à 327 millions. La raison est reliée à des questions démographiques mesurées il y a quatre ans par l’Organisation des Nations unies. Dans le cas de l’Afrique, en 2022, il n’y a pas eu la baisse de natalité escomptée en 2019. Le nombre de francophones est donc passé à 167 millions, soit 7,4 millions de plus qu’en 2022.

Alors évidemment, tout ça produit une cascade dans nos estimations du nombre de francophones. Cette importante augmentation vient, par ailleurs, compenser les baisses du nombre de francophones ailleurs sur la planète, notamment en Europe où le nombre de locuteurs du français se réduirait de 830 000 individus en 2023 pour se situer à 135 millions de francophones.

L’ODSEF estime que près de 90 % de la jeunesse francophone sera africaine à l’horizon 2050. Quel impact cela aura-t-il au niveau mondial?

Au fond, tout cela est lié à des projections démographiques et celles-ci sont parfois fluctuantes. Un autre facteur à rappeler est que cela risque de se produire principalement si on continue à investir dans l’éducation, en Afrique principalement. S’il y a un ralentissement, tout cela pourrait changer la donne.

À partir des données dont on disposait au moment où on a proposé ce 90 %-là, le mouvement était bien enclenché et, la démographie étant ce qu’elle est actuellement, il est fort probable que cette projection soit plausible. À l’échelle mondiale, ça pourrait changer le portrait des dernières décennies où, en règle générale, on retrouvait une population francophone davantage en Europe. On assiste à un déplacement du pôle francophone principal de l’Europe vers l’Afrique.

Une autre donnée saillante que vous avez tirée de vos recherches cette année?

Dans la perspective des pays compris dans ce qu’on appelle la « planète de francophone » ou encore « naître et/ou vivre en français », la croissance du français dans deux zones géographiques est intéressante. En Afrique subsaharienne, celle-ci est de 49 millions de francophones. En Afrique du Nord, on parle de 7 millions, et 2 millions à la fois pour l’Europe et pour l’Amérique.

Au final l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne, pour le sous-ensemble de pays étudié, pourraient représenter 93 % de l’ensemble de la croissance que l’on pourrait observer entre 2010 et 2023. Donc sur une plus longue période, il est parfois plus intéressant de traiter des évolutions plutôt que sur un an, par exemple.

Le français, cinquième langue la plus parlée, peut-il grimper plus haut? 

C’est difficile à dire. Pour répondre à cette question, il faudrait mettre en relation la position du français face à d’autres langues dans le monde et il peut survenir toutes sortes de mouvement vers une langue ou une autre selon certaines tendances. L’anglais rejoint énormément de nouvelles populations, tout comme le mandarin… Ce n’est pas évident à prévoir. Mais cela fait plusieurs années que le français est au cinquième rang et cette position ne risque pas de beaucoup évoluer dans un futur proche. Un changement de classement ne pourrait s’observer que sur du long terme.

Qu’avez-vous constaté au niveau de la francophonie ontarienne?

C’est assez stable. Le nombre estimé de francophones en Ontario en 2022 était de 1,5 million (11,4 % de la population de l’Ontario). Pour cette estimation 2022, nous utilisions les résultats du recensement de 2016, comme la connaissance du français et la capacité à soutenir une conversation, et aussi les projections démographiques de Statistique Canada.

Pour l’année 2023, nous utilisons à nouveau les projections démographiques de Statistique Canada et nous bénéficions des résultats du recensement de 2021, toujours au niveau de la connaissance du français, ce qui nous permet d’estimer le nombre de francophones en Ontario à 1,6 million (10,5% de la population ontarienne).

L’Ontario arrive donc en deuxième position en termes de nombre de francophones, derrière le Québec avec ses 8 millions de locuteurs soit 92 % de la population totale, mais en termes de pourcentage c’est le Nouveau-Brunswick qui occupe le deuxième rang avec 40,6 % de la population du pays pour 326 000 francophones.

Parmi les 88 États et gouvernements membres et observateurs à l’OIF, l’Argentine et la Corée du Sud sont les seuls pays pour lesquels l’observatoire ODSEF ne dispose pas encore d’estimation du nombre de francophones. Comment l’expliquer?

Pour l’ensemble des pays pour lesquels nous avons des données, ça prend plusieurs sources pour y arriver, comme des recensements, ou des enquêtes. Dans le cas de ces pays-là, on n’a pas encore d’information de ce type. Par contre, on a établi des contacts avec ces pays et on tente de trouver une solution au problème. Dans le cas de l’Argentine, on sait qu’il n’y a pas de question spécifique dans le recensement qui nous permettrait de connaître le nombre de francophones. Il nous faudrait donc trouver une autre forme de mesure pour l’estimer. »