Où on mijote les mots : La Cuisine de la poésie renaît à La Nuit sur l’étang

cuisine de la poésie (Pierre et Robert)
Robert Dickson et Pierre Germain lors d'une édition de La Cuisine de la poésie en 1975. Crédit image: Cédéric Michaud

Chaque samedi, ONFR+ propose une chronique sur l’actualité et la culture franco-ontarienne. Cette semaine, la blogueuse et activiste du Nord de l’Ontario, Isabelle Bougeault-Tassé.

[CHRONIQUE]

SUDBURY – Le vieil enregistrement de 1978 crépite et craque, mais la voix de Pierre Germain, poète et « papillon », perce le bourdonnement d’une foule assemblée en retrouvailles, émerveillée par la prise de parole qui se déferle sur eux. C’est La Cuisine de la poésie.

« Avant de commencer ça, faudrait qu’on s’introduisent…we have to introduce ourselves », dit M. Germain à la foule bilingue. « To my right is the fridge. And I am the stove…. So if you could translate… C’est la Cuisine de la poésie – Kitchen poetry? The kitchen of poetry? Poetry kitchen? » 

Fondée par M. Germain et Robert Dickson, le poète au « sourire éternel », La Cuisine de la poésie allait contribuer à la « propulsion… d’une poésie qui vit sur la place publique, d’une poésie qui s’inspire des gens qui l’entourent et qui se raconte aux gens qui l’entourent ».

C’est une poésie vouée à ces gens qui se racontent. Gens du nord. De Sudbury, Sturgeon Falls, Hearst, Timmins. Du Nouvel-Ontario. Qui apprenaient à se dire en cette « terre promise d’une francophonie forte, intrépide et autonome dans le Nord de l’Ontario ».

Ceux qui avaient rédigé le manifeste Molière go home, revendiquant « cet Ontario français fait de mineurs, de bûcherons, de fermiers, d’ouvriers ». Ceux qui étaient montés sur les planches pour jouer Moé j’viens du Nord s’tie. Qui avaient fondé la Galerie du Nouvel-Ontario. Les Éditions Prise de Parole. Le Théâtre du Nouvel-Ontario. Le drapeau franco-ontarien. La Nuit sur l’étang.

Et qui, « têtus et solidaires », comme l’écrivait autrefois M Dickson, allaient lâcher leurs « cris rauques et rocheux, aux quatre vents de l’avenir possible », une « affirmation identitaire d’un peuple refusant avec vigueur sa fragilité historique » et embrassant sa férocité. 

Débuts à La Nuit sur l’étang

« La poésie a aussi longtemps fait partie de La Nuit », explique Daniel Bédard, directeur artistique du 50e anniversaire de La Nuit sur l’étang. Il rappelle les premiers balbutiements de La Nuit en 1973 où les poètes étaient sur scène, ainsi que le grand comeback de la poésie avec Jean-Marc Dalpé et Michel Vallières lors de l’iconique dixième anniversaire en 1983. 

En 1976, La Cuisine de la poésie fait ses débuts à La Nuit sur l’étang. Mais, attention, La Cuisine existait bien depuis 1974, explique l’auteur Gaston Tremblay, cofondateur de La Nuit sur l’étang et ancien directeur artistique (1973, 1974, 1978 avec Michael Gallagher et en 1983 avec Marcel Vaillancourt).

« (La Cuisine de la poésie) trouve ses origines dans la cuisine de Robert et sort de ce milieu privé pendant l’été 1974 », se souvient M Tremblay. « Trois fois Pierre et Robert ont accueilli d’autres poètes dans leur rang pour faire de grandes cuisines. Une fois dans le sous-sol de l’École Nolin en été 1974, une fois à l’ouverture de la Slague en automne 1975 avec CANO et une autre fois une autre fois dans l’auditorium du pavillon Alphonse Raymond à l’Université Laurentienne à l’été 1975. »

Robert Dickson. Crédit : Cédéric Michaud

En 1978, l’artiste Daniel Bédard, aujourd’hui directeur artistique de La Nuit sur l’étang, invite Robert Dickson et Pierre Germain à monter sur les planches à l’auditorium du Collège Cambrian avec la poète Sharon P. Whidden (Sharon Bontinen) en première partie dans une Cuisine de la poésie, dont les échos capturés en enregistrement ouvrent cette chronique.

Quelques années plus tard, en 1985, M. Bédard embarque dans ce grand projet poétique que devenait alors La Cuisine de la poésie. Sous l’égide des Éditions Prise de parole, il participe dans la réalisation de « La Cuisine de la poésie présente : Robert Dickson », un enregistrement parmi plusieurs autres qui allait capturer la poésie de M Dickson, Pierre Germain, Patrice Desbiens, Michel Vallières et Jean-Marc Dalpé, ces « discours émotifs » qui parlent « de la difficulté et de la joie de vivre dans le Nouvel-Ontario ».

Mais, tout doucement au fil des décennies, le souvenir de La Cuisine de la poésie se dorait de nostalgie. La poésie qui nourrissait autrefois les âmes allait se faire attendre. 

L’impératif de la renaissance

À la veille du 50e anniversaire de La Nuit sur l’étang, La Cuisine de la poésie renaîtra avec la poète Chloé Laduchesse et la musicienne Darlene Raven, étoiles montantes du Nouvel-Ontario. Party de cuisine, happening effervescent et mouvement poétique, La Cuisine de la poésie s’offre en promesse à la relève du Nouvel-Ontario.

« C’est là que les bons esprits se rencontrent », souligne Mme Raven, imbue de la tradition multilingue de La Cuisine de la poésie. « En tant qu’anglophone, je suis impressionnée par la façon dont la communauté francophone continue de nourrir un monde artistique florissant, progressiste et inclusif. Cela me donne un sentiment d’appartenance au-delà des barrières linguistiques. »

Mme Laduchesse, quant à elle, souhaiterait pouvoir lancer un souhait dans l’univers afin de créer plus d’espace pour la poésie – comme ceux qui, autrefois, mettaient pleins feux sur la création dans les party de cuisine.

Chloé Laduchesse. Archives ONFR+

« Les gens doivent eux aussi cuisiner de la poésie », souligne Mme Laduchesse. « Toute œuvre et surtout la littérature est conversation. La création doit s’inspirer d’un vivre-ensemble – La Nuit sur l’étang fait de la place pour ça. »

« Désormais, je me nourris à la cuisine de la poésie », proclamait autrefois Robert Dickson.

Tout comme à La Cuisine de la poésie des sages du Nouvel-Ontario, la relève fera mijoter ses mots, nous gavant de beat et de vers, nous enivrant de notre beau joual vert, nous nourrissant de leur poésie.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteur(e)s et ne sauraient refléter la position d’ONFR+ et du Groupe Média TFO.