« Parfois, on se demande si on n’aurait pas dû plaider en anglais »

La Cour suprême du Canada. Archives ONFR+

OTTAWA – La question de l’accès à la justice est un problème que connaissent bien les avocats qui défendent des causes linguistiques à travers le Canada. Les expériences vécues par les avocats Mark Power et Michel Doucet pourraient même laisser soupçonner que le manque de capacité bilingue dans la magistrature canadienne influence le résultat de certains procès.

BENJAMIN VACHET
bvachet@tfo.org | @BVachet

Alors que le nouveau projet de loi sur les juges bilingues à la Cour suprême du Canada du député néo-démocrate François Choquette ne devrait être étudié qu’en fin d’année 2016 au plus tôt, la faiblesse du bilinguisme dans la magistrature canadienne continue de poser problème sur le terrain.

Délais plus longs et coûts additionnels figurent à la liste des irritants pour les francophones qui voudraient obtenir une audience en français, hors du Québec.

L’avocat franco-ontarien Mark Power, du cabinet Juristes Power basé à Ottawa et à Vancouver, a défendu de nombreuses causes linguistiques et en éducation impliquant les communautés francophones en contexte minoritaire depuis 13 ans. Récemment, il était devant la Cour suprême du Canada dans les dossiers du Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique et de la cause Caron. Il a également officié devant plusieurs juridictions provinciales et territoriales.

« Les défis d’accès à la justice sont vieux et importants. Et ces défis, qu’ils soient dans l’ouest du pays ou en Ontario, en termes de simple accès rapide aux tribunaux ou à des juges bilingues, découragent l’utilisation du français. Les choses s’améliorent, notamment au niveau fédéral. Mais cela reste souvent un de nos défis comme avocats d’expression française d’inciter nos clients à demander une audience en français. »

Spécialiste des causes linguistiques, l’avocat acadien Michel Doucet ne s’étonne pas de cette hésitation.

« Traduire nos documents pour des juges qui ne comprennent pas le français suppose des coûts additionnels majeurs qui ne peuvent pas être financés par le Programme d’appui aux droits linguistiques (PADL). Ça peut mettre en péril un dossier, d’autant que les causes linguistiques sont souvent défendues par des groupes ou des particuliers qui n’ont pas de moyens illimités. »

Pour les avocats eux-mêmes, les difficultés à plaider en français constituent un obstacle.

« C’est sûr que je suis plus à l’aise de faire ma plaidoirie dans ma langue maternelle, surtout dans un dossier linguistique dans lequel les témoins et les éléments de preuve sont souvent en français. »

La crainte de nuire à sa cause peut toutefois en décider autrement.

« Parfois, en cas de défaite, on se demande si on n’aurait pas dû plaider en anglais. Faire appel à la traduction ou à l’interprétation, c’est perdre une partie du contrôle de notre dossier qui ne dépend alors plus uniquement de nous. »

Limites du système

Sans vouloir établir un rapport de cause à effet, Me Power reconnaît avoir eu plusieurs fois l’occasion de mesurer les limites du système.

« L’exemple extrême que j’ai vécu avec Sébastien Grammond, François Larocque et Michel Doucet, c’était devant la cour d’appel de l’Alberta dans l’affaire Caron. Deux des trois juges ne pouvaient pas comprendre le français sans interprète. Et l’écart entre ce qui était dit et ce qui était interprété était majeur. À la fin, ça a donné une défaite à 2 juges contre 1. Ce serait de la spéculation d’établir un lien de cause à effet entre l’issue du procès et la qualité de l’interprétation, mais pour les nombreux francophones présents lors de l’audience, le système de justice ne les écoutait pas. Et l’objectif de base d’un système de justice, c’est d’inspirer confiance, surtout pour ceux qui perdent. Ce jour-là, je pense que le système de justice a failli. Et malheureusement, ce n’est pas la seule fois que j’ai pu le constater. »

Une des expériences de Me Doucet a également servi d’argument à l’ancien député d’Acadie-Bathurst, Yvon Godin, lorsqu’il plaidait à la Chambre des communes pour des juges bilingues à la Cour suprême du Canada.

« Il (Me Doucet) est allé devant la Cour suprême du Canada. Lorsqu’il a parlé d’un certain M. St-Cœur, l’interprète disait « Mr. Five O’clock ». Lorsque l’on en vient là, c’est que l’on a un problème. Maître Doucet, est allé devant la Cour suprême du Canada environ sept fois. Il a ajouté : « La semaine après mon plaidoyer devant la Cour suprême, j’ai pu entendre à CPAC la version anglaise de mes arguments […] La traduction ne m’a pas permis de comprendre mes propres paroles ». »

Pour autant, les deux avocats refusent de blâmer les interprètes.

« Les interprètes font un travail extraordinaire mais l’interprétation elle-même ne peut jamais être parfaite dans le feu des débats. Et puis, pour le juge qui écoute l’interprétation, ce n’est pas non plus toujours facile de suivre », indique Me Power.

Pour M. Doucet, il est important d’aller plus loin que la seule exigence du bilinguisme à la Cour suprême du Canada.

« Toutes les juridictions qui ont à interpréter les lois fédérales devraient avoir des capacités bilingues! Il devrait être demandé aux juges bilingues le plus haut niveau de bilinguisme possible avec des évaluations strictes de leur niveau comme pour certains postes de la fonction publique fédérale. Nous devons faire prendre conscience aux avocats très tôt que s’ils veulent devenir juges un jour, ils doivent apprendre les deux langues. »

Des solutions restées sans suite

Dans un rapport conjoint de 2013, le commissaire aux langues officielles du Canada, Graham Fraser, accompagné de la commissaire aux langues officielles du Nouveau-Brunswick, Katherine d’Entremont, et du commissaire aux services en français de l’Ontario, François Boileau, énonçaient dix recommandations pour améliorer la situation.

Les capacités à offrir des services de justice dans les deux langues et l’évaluation des compétences linguistiques de la magistrature canadienne étaient pointées du doigt dans leur rapport.

« Actuellement, il n’existe aucune façon réelle de mesurer le besoin de juges bilingues et il n’y a aucun système d’évaluation linguistique. Quand ils postulent, les juges procèdent par autoévaluation, si bien qu’on découvre parfois, ensuite, que des juges qui pensaient être assez bilingues pour présider une cause ne le sont tout simplement pas. »

À l’époque de la publication du rapport, le gouvernement de Stephen Harper n’avait pas jugé nécessaire de donner suite à ces recommandations, explique M. Fraser.

« Il y a un an, nous avons reçu une lettre de l’ancien gouvernement fédéral qui se disait satisfait avec le processus de nomination des juges. C’était une fin de non-recevoir. Aujourd’hui, le nouveau gouvernement semble plus ouvert, je suis plus optimiste. »

Nouveau programme

Une partie des difficultés de la magistrature à offrir un service dans les deux langues officielles pourrait s’expliquer par un problème de formation. Selon le Ministère de la Justice du Canada, 57% des avocats qui exercent en milieu minoritaire sont diplômés de l’Université d’Ottawa ou de l’Université de Moncton, les seules à offrir le programme de common law en français hors du Québec.

À l’automne 2016, l’Université d’Ottawa pourrait contribuer à améliorer en partie la situation grâce à un certificat de common law en français qui sera offert à l’Université de la Saskatchewan.

« Cela permettra aux étudiants qui ne peuvent pas se déplacer à Ottawa ou à Moncton pour toute la durée du programme de recevoir au moins un cours en première année en français, puis de bénéficier d’un programme de mentorat afin de pratiquer la plaidoirie en français et enfin, de venir passer 6 mois ici pour peaufiner leurs habiletés. L’idée, c’est de s’assurer qu’il y ait plus de personnes partout au Canada capables d’offrir des services de justice en français », explique Nathalie Des Rosiers, doyenne de la Faculté de Droit, section common law, de l’institution ottavienne.

S’il trouve la démarche louable, Me Power reste sceptique quant aux résultats d’un tel programme.

« Quelques cours en français peuvent encourager les francophones et les anglophones à considérer la perspective de travailler en français. Mais cela risque de ne pas suffire à former des juristes bilingues et surtout vraiment capables de rédiger et de plaider dans un français juridique parfait. Cela ne peut se faire que dans un milieu homogène où tous les cours et les travaux à remettre sont en français, comme c’est le cas à Ottawa et à Moncton. »