La face cachée des pétitions publiques menées par les partis politiques

Les pétitions publiques font partie depuis longtemps des outils utilisés par les partis politiques afin de sonder les priorités et les attentes de leurs électeurs, à plus forte raison à l’approche des élections. Toutefois, si celles déposées en chambre suivent un processus plutôt encadré administrativement, celles lancées en ligne par les partis de tout bord, sans jamais tomber entre les mains du greffier de Queen’s Park, recèlent de sérieuses interrogations. Notamment sur l’utilisation des informations recueillies, tout autant que les données achetées auprès de sociétés privées.

« A-t-on déjà vu les résultats de ces pétitions qui ne sont pas déposées à la chambre et qui sont faites par les partis juste comme ça? Non. Est-ce que ça ne sert pas juste à récolter de l’information sur les citoyens pour l’utiliser à des fins électorales? La question se pose, vraiment. » Tout est parti de cette interrogation posée au détour d’une interview accordée à ONFR+ par une candidate, laquelle a jugé plus prudent de garder l’anonymat.  

C’est d’utilisation de données recueillies ou achetées par les partis politiques dont il s’agit, un sujet épineux auquel la vétérane canadienne en journalisme politique, Susan Delacourt a consacré tout un livre, Shopping for Votes (Le shoping des votes). Elle y explique que la politique est aujourd’hui considérée comme une entreprise plutôt qu’un service public comme veut l’essence même de la discipline.

Ainsi, dans ce système, les citoyens seraient vus comme des clients par les politiques, et, qui dit clients de nos jours, dit récolte d’informations sur ces derniers. Susan Delacourt va jusqu’à avancer que les citoyens seraient choqués s’ils connaissaient l’ampleur des informations que détiennent les partis politiques sur eux.

Une pratique généralisée

Les pétitions adressées en ligne au public peuvent s’avérer être un moyen efficace pour la course aux données. Toutefois, il convient de faire le distinguo entre les pétitions présentées par les députés à la Chambre des communes et les pétitions en ligne ou le porte-à-porte dont les aboutissants restent dans les tiroirs des partis.

Depuis toujours, les pétitions déposées en chambre sont considérées comme le moyen de communication le plus direct entre les citoyens et le parlement, se faisant parfois qualifier d’« ancêtre des formules parlementaires ».

« Personnellement, je dépose des pétitions en chambre qui me sont fournies par la communauté parce qu’on veut des changements au niveau politique. C’est une façon de faire connaître au gouvernement l’avis des gens par rapport à des enjeux qui les touchent », confie la députée libérale d’Ottawa-Vanier, Lucille Collard.

Rien de nouveau donc, sauf lorsque la technologie s’en mêle, comme l’explique l’ex-député et ministre fédéral sous l’ère Jean Chrétien, Don Boudria : « Les partis ont toujours recueilli des données sur les citoyens pour tenter de trouver des sympathisants qui adhèrent à leurs points de vue. Ce qui est nouveau, c’est l’utilisation des nouvelles technologies pour le faire. »

Don Boudria, ancien député et ancien ministre sous l’ère Jean Chrétien. Gracieuseté

Et d’ajouter : « Tout dépend du but de la pétition. Est-ce qu’il s’agit d’une pétition déguisée pour recueillir de l’information sur les gens et avoir une liste de noms pour les utiliser ensuite en marketing ou en politique ou est-ce que c’est une vraie pétition sur un enjeu qui concerne les citoyens. »

Interrogé par ONFR+ au sujet de cette séparation du bon grain de l’ivraie, le leader du Parti vert, Mike Schreiner a tenu à préciser : « Je ne peux pas parler pour les autres partis, mais le nôtre est honnête avec nos membres concernant les informations collectées et leur utilisation. En outre, nous respectons les demandes de désinscription sur nos listes. J’espère sincèrement que tous les partis jouent également franc jeu, car cela sape la confiance des citoyens dans la démocratie. »

Mike Schreiner, chef du Parti vert de l’Ontario, lors du dévoilement du programme de son parti. Crédit photo : Rozenn Nicolle

Les politiques empruntent les méthodes du marketing commercial

Du côté des analystes, ce n’est pas un scoop non plus. « De manière générale, les partis politiques font la même chose que les entreprises privées qui essaient de cibler leur clientèle », fait savoir Peter Graefe, professeur au département des Sciences politiques de l’Université McMaster.

Peter Graefe, professeur au département des Sciences politiques de l’Université McMaster. Gracieuseté

« Ces pratiques de marketing politique existent depuis plus de 20 ans au Canada. Elles ont été importées des États-Unis. Elles sont légales et constituent un outil efficace pour les partis politiques afin de gagner des votes. On transpose les techniques du marketing commercial à la politique », appuie Emmanuelle Richez, professeure agrégée des Sciences politiques à l’université de Windsor.

« Par ailleurs, certains électeurs sont ce qu’on appelle des single issue voters. S’ils ne sont pas mobilisés sur leurs enjeux de prédilection, ils ne s’engageront pas dans le processus électoral », poursuit-elle. 

Emmanuelle Richez, professeure agrégée des Sciences politiques à l’université de Windsor. Gracieuseté

Seulement voilà, si la politique utilise les techniques du marketing commercial dans ce domaine, les mêmes problèmes d’ordre éthiques que pose ce dernier s’y appliquent, à savoir l’utilisation de ces données à grande échelle afin de bâtir des profils de consommateurs potentiels, ou dans ce cas précis, d’électeurs potentiels, au risque de tomber dans la polarisation politique.

« La grande préoccupation est moins que les partis politiques et les candidats aux élections disposent de ces informations sur les citoyens que de savoir si ces informations sont protégées en toute sécurité », s’inquiète le professeur en Sciences politiques à l’université Memorial et spécialiste en marketing politique, Alex Marland.

Les partis achètent les données chez des entreprises privées

Moins éthique encore que les pétitions « déguisées » mais tout aussi légale, les partis politiques n’hésitent pas à acheter des données mieux compilées et mieux croisées que celles élémentaires amassées via le processus des pétitions, et ce chez des sociétés spécialisées et/ou chez ce qu’on appelle des courtiers de données, à l’instar de ceux qui gèrent les cartes de fidélité clients des grandes surfaces. 

« Les données récoltées par les cartes de fidélité clients qu’on trouve dans les grandes surfaces par exemple, servent également à dresser des profils électoraux suivant les produits achetés et qui sont ensuite vendues aux partis politiques qui souhaitent les acquérir », révèle cette politologue qui a souhaité que son identité demeure incognito.

Une indiscrétion que le professeur Alex Marland ne manque pas de confirmer : « Les données sur les citoyens sont également de plus en plus collectées via des programmes de fidélité. D’une manière générale, l’ensemble de données des partis politiques peut être élargi en achetant des informations sur les citoyens. Ceux-ci donnent des informations les concernant lorsqu’ils visitent un site web, font un don ou tout simplement quand quelqu’un les appelle au téléphone ou vient sonner à leur porte. »

La faute aux vendeurs et non aux acheteurs

Toutefois, M. Marland insiste sur le fait que cette pratique n’a rien d’illégal, parce qu’à regarder de plus près dans les contrats que signent les clients pour obtenir ces fameuses cartes de fidélité, un tout petit astérisque perdu au bas d’une page est toujours là pour prévenir le consommateur qu’en signant, il donne son accord pour que ses informations soient exploitées par une tierce entité.  

Alex Marland, professeur en Sciences politiques à l’université Memorial et spécialiste en marketing politique. Gracieuseté

C’est ce qui fait dire à M. Don Boudria que « Ces données représentent un produit qui est en vente libre sur le marché, les acheter n’a donc rien d’illégitime, y compris par les partis politiques. Par contre, ce qu’il faut réglementer et contrôler ce sont les organismes qui les vendent. Le vrai problème c’est le manque de règles dans ce domaine. On doit prévenir la personne qui prend une carte de fidélité ou une carte de crédit que ses informations vont être vendues et exploitées, et cela d’une manière claire et bien en évidence ».

Quant à savoir si cet ancien politicien avait déjà assisté de visu à de telles acquisitions durant sa longue carrière, il rappelle que la dernière élection à laquelle il a participé remonte à 2004 et que l’eau a bien coulé sous les ponts depuis, s’agissant du mariage d’intérêt entre la politique et la technologie.

Pour en être convaincu, il n’y a qu’à se mémoriser le scandale qui a éclaté en 2018 touchant la société Cambridge Analytica. Cette dernière a fait l’objet de vives critiques pour avoir utilisé à des fins politiques les données personnelles de millions d’utilisateurs glanées sur Facebook.

À l’heure de la mise sous presse, les partis provinciaux des progressistes-conservateurs et des néo-démocrates n’ont toujours pas donné suite à nos sollicitations répétées.