Quand la Cour suprême tourne le dos aux francophones

La Cour suprême du Canada. Crédit image: Benjamin Vachet

OTTAWA – Longtemps considérée comme un allié des francophones en situation minoritaire au Canada, la Cour suprême du Canada semble, aujourd’hui, moins encline à la générosité en matière de droits linguistiques.

BENJAMIN VACHET
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« En fait, le virage a commencé en 2005, dans la cause Charlebois contre Saint John. Pour la première fois, on voit un changement d’approche des droits linguistiques de la part de la Cour suprême du Canada, qui semble moins ouverte que dans les années 90 », remarque l’avocat, spécialiste des droits linguistiques, Michel Doucet.

Hormis la décision dans la cause Rose-des-Vents, en 2015, dans laquelle les la plus haute instance judiciaire du pays avait donné raison aux francophones de Colombie-Britannique qui accusaient leur province de ne pas respecter ses obligations de fournir des établissements scolaires francophones de « qualité équivalente » comme le prévoit la Charte canadienne des droits et libertés, la Cour suprême du Canada a fermé la porte à plusieurs causes francophones, ces derniers dix ans.

« Dans les années mi-80 à 2000, la Cour suprême du Canada s’était donné le mandat d’une interprétation très libérale des droits linguistiques, comme on l’a vu dans les causes Mahé, Beaulac ou DesRochers. Mais aujourd’hui, les tribunaux sont plus hésitants, car il s’agit souvent de créer de nouveaux droits linguistiques », analyse le politologue de l’Université Simon Fraser, à Vancouver, Rémi Léger.

Le politique face à ses responsabilités

Pour Me Doucet, il ne faut pas y voir un manque de sensibilité de la part des juges.

« Dans plusieurs causes, on demande aux juges de jouer le rôle que le politique ne veut pas jouer. On l’a vu encore récemment, devant la cour fédérale, en Colombie-Britannique. Le juge Gascon a renvoyé la balle aux parlementaires pour mieux définir le terme « mesures positives » qui se trouve dans la Loi sur les langues officielles. »

L’avocat Michel Doucet. Crédit image : #ONfr

Un avis que partage M. Léger.

« C’est un jugement très intéressant, car très détaillé. Le juge Gascon dit aux francophones qu’ils cognent à la mauvaise porte. »

Une situation qui inquiète l’avocat acadien.

« Les gouvernements ont eu tendance à compter sur les tribunaux pour trancher des litiges linguistiques, comme a tenté de le faire le gouvernement du Nouveau-Brunswick dans le dossier du transport scolaire bilingue. Ils ne prennent pas leurs responsabilités. »


« Dans l’Ouest, les gouvernements provinciaux ont tendance à voir les droits linguistiques comme une obligation imposée par Ottawa » – Rémi Léger, politologue


Une stratégie qui permet de gagner du temps, remarque M. Léger.

« Recourir aux tribunaux permet aux provinces de gagner sept à huit ans au minimum. »

Changer de stratégie

Alors que les francophones en contexte minoritaire n’ont de cesse de réclamer des services « par et pour », Me Doucet estime qu’ils doivent désormais tenir compte de cette nouvelle réalité.

« Il ne faut plus uniquement compter sur les tribunaux pour définir l’aménagement linguistique au Canada. Il faut réinvestir le domaine politique et être plus agressif auprès des élus. D’autant qu’une décision défavorable des juges pourrait nous faire perdre les gains obtenus depuis 1986. »


« Il va falloir être stratégique et bien choisir les causes qu’on présentera devant les tribunaux » – Michel Doucet


Le président de la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) du Canada, Jean Johnson, reconnaît que les tribunaux doivent être « le dernier recours ». Et cela doit passer par une meilleure concertation entre les communautés francophones et les organismes qui décident de recourir aux tribunaux, prévient l’avocat acadien.

« Il ne faut pas laisser cette décision entre les mains de quelques personnes seulement. »

Pour M. Léger, les francophones n’ont parfois simplement pas le choix que de recourir aux tribunaux.

« Si on ne fait pas appel quand la décision des juges est négative, cela signifie qu’on accepte l’interprétation restrictive faite par les tribunaux de première instance, sur laquelle les gouvernements pourraient s’appuyer pour ne rien faire. »

Trouver des alliés

Mais cette action judiciaire doit aussi s’accompagner d’une démarche politique, s’accordent à dire MM. Doucet et Léger.

« Le problème pour les francophones, c’est qu’actuellement, il y a peu d’appétit de la part du milieu politique et que leurs alliés sont souvent des députés d’arrière-ban. Dans les années 70-80, la Fédération des francophones hors Québec [FFHQ, ex-FCFA] frappait fort et souvent. Elle avait une correspondance directe avec le premier ministre du Canada. On a perdu ce savoir-faire. Il y a une réflexion à mener pour avoir une stratégie politique plus robuste et pour se trouver des alliés. Ça va demander des années de travail. »

M. Johnson assure que le virage est déjà entrepris.

« On a beaucoup compté sur les tribunaux ces dernières années, mais aujourd’hui, les gens sont tannés. On a épuisé nos ressources humaines et financières. La dernière année, on est revenu à la voie politique. On aurait dû le faire depuis longtemps. »


Des causes défavorables aux francophones 

2005 : Charlebois contre Saint John

La Cour suprême du Canada estime que les municipalités du Nouveau-Brunswick n’ont pas l’obligation de plaider dans la langue choisie par le justiciable.

2013 : FFCB contre Colombie-Britannique

La Cour suprême décide que la province de la Colombie-Britannique n’est pas obligée d’accepter des documents en français.

2014 : Air Canada contre Michel Thibodeau

La plus haute instance judiciaire du pays juge qu’Air Canada n’est pas tenu de dédommager les passagers dont les droits linguistiques ne sont pas respectés sur ses vols internationaux.

2015 :

  • Caron contre Alberta

Le plus haut tribunal du pays confirme que l’Alberta n’a pas à publier ses lois à la fois en anglais et en français.

  • Commission scolaire francophone du Yukon contre Yukon

La Cour suprême du Canada renvoie la cause au tribunal de première instance, considérant que le juge de la Cour suprême territoriale n’a pas été impartial dans son analyse. La CSFY demandait d’obtenir la pleine gestion, notamment des demandes d’admission, de l’école Émilie-Tremblay.

  • Commission scolaire francophone des Territoires du Nord-Ouest contre Territoires du Nord-Ouest

La Cour suprême du Canada refuse d’entendre l’appel de la Commission scolaire francophone des Territoires du Nord-Ouest dans le dossier de la gestion des demandes d’admission à l’éducation en français.


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