Rachelle Elie, choisir de faire de l’humour en français

Rachelle Elie en spectacle au Troquet de Gatineau. Gracieuseté

[LA RENCONTRE D’ONFR+] 

OTTAWA – L’humoriste Rachelle Elie, déjà reconnue dans le milieu anglophone, a décidé de se lancer dans une carrière en français. Rencontre avec une francophile passionnée qui continue de défricher de nouveaux horizons.

« D’abord, parlez-nous de votre parcours en général.

J’ai gradué du Studio 58 à Vancouver, comme comédienne. J’ai commencé en faisant des tournées en Colombie-Britannique, dont une francophone avec le théâtre La Seizième. C’était mon premier spectacle en français.

Je suis tombée en amour et j’ai déménagé à Toronto. En 1996, frustrée de travailler comme serveuse en attendant les contrats, j’ai essayé le stand-up. Il y avait un boom dans le milieu de l’humour à Toronto, une vraie scène alternative. J’ai fait 100 spectacles en trois mois. Je passais à la télévision…  Ça allait très vite! Je voulais être comédienne, mais j’avais des opportunités comme humoriste. J’ai même suivi un cours de clown avec Gina Bastone, qui travaillait avec le Cirque du Soleil. Elle m’a emmenée faire une pièce avec elle dans un grand gala.

Je pense que c’est en 2000 que j’ai accepté que j’étais humoriste. Enceinte, j’ai décidé de faire des one-woman shows dans les festivals Fringe pour éviter les bars enfumés. J’ai écrit cinq one-woman shows, mais c’était toujours des personnages. En 2017, je suis allée à Juste pour rire et j’étais vraiment jalouse. Ma sœur m’a dit : personne ne fait du clown ici. Tu dois choisir. Alors je me suis concentrée sur le stand-up. Et depuis deux ans, moins une pandémie, je me concentre sur l’humour en français.

Quel est votre rapport avec la langue française?

J’ai été à l’école en français jusqu’à 13 ans. Mon père vient d’Haïti. Il parlait toujours français et créole avec sa famille. À 18 ans, il m’a envoyée à l’institut de Touraine, en France. Il voyait que j’adorais le français. Je pense aussi que c’est parce que j’avais fait un échange au Lac-Saint-Jean et qu’il était choqué que je revienne en sacrant! (rires) Il voulait que je roule mes R et que j’apprenne un français neutre. En France, je me suis sentie moi-même. Peut-être parce que ça me rappelait l’école élémentaire, où je parlais et rigolais en français. Mais après, je suis retournée dans mon milieu anglophone.

En 2017, j’habitais à Ottawa et j’ai entendu parler d’un spectacle bilingue à Gatineau. J’y ai fait huit minutes sans préparation. Le public était si chaleureux! Des blagues que j’avais souvent faites en anglais recevaient soudainement des applaudissements! Je crois que beaucoup de femmes se sont reconnues. Je parlais de mes ados, de mon mari gynécologue… Le producteur m’a demandé de revenir comme tête d’affiche. Ça a été mon premier stand-up payé en français.

Au Canada anglais, il n’y a pas le même star-système. Je suis allée voir Mike Ward, Katherine Levac, François Bellefeuille… Voir 900 personnes écouter des humoristes, ça m’a vraiment emballée.

Avez-vous testé le marché franco-ontarien?

J’ai fait quelques spectacles, mais le public était moins nombreux. Je me concentre sur Gatineau et Montréal, au Bordel Comédie Club. C’est difficile de retrouver cette ambiance ailleurs. J’ai produit plusieurs spectacles en anglais et c’est beaucoup de travail. Alors, pour défricher le marché francophone, j’aime mieux aller là où il y a déjà une industrie développée.

Gracieuseté

Et en spectacle bilingue, comme vous avez commencé à faire récemment, comment se passe le rodage?

Ce sont surtout des francophones qui comprennent l’anglais qui viennent. Alors, pourquoi ne pas juste faire en français? Il y a une partie de ma personnalité qui est plus libre. Ça fait des années que j’entends « Rachelle, tone it down ». En français, les gens adorent mon énergie. Les anglophones sont choqués facilement et moi, je pousse toujours trop loin!

Je m’appelle Rachel aussi et pourtant, c’est en vous écoutant sur Youtube que j’ai compris le titre de votre spectacle! Lady Rash – Don’t Google it ou en français : Lady Éruption – Ne le googlez pas. Pourquoi Lady Rash?

Mon père avait un fort accent haïtien donc on dirait que mes amis anglophones ne savaient pas comment prononcer mon nom! Tout le monde m’appelle Rach. C’est un surnom horrible, parce que la traduction c’est « éruption »! J’aurais voulu être Lauren Hill ou Lady Gaga… Finalement, dans ma cinquantaine, j’accepte que je ne serai jamais Lady Gaga. Je suis Lady Rash! C’est une façon d’assumer mon humour. Ça m’a pris 25 ans pour créer un one-woman show avec seulement des blagues, pas de clown, pas de personnages.

Vous avez aussi créé un podcast, Comedi Nerd avec des épisodes en français et d’autres en anglais…

Ouiiiii! Pour plusieurs raisons, différentes selon la langue. En français, c’était pour me faire des contacts avec des humoristes du Québec, pratiquer mon français et étudier l’industrie de l’humour francophone.

Comment vos enfants, maintenant adultes, réagissent-ils quand vous parlez d’eux sur scène?

À la dernière performance de clown que j’ai faite, mon fils avait emmené sa nouvelle copine et sa famille, et le spectacle a été désastreux! Il était comme : « Ma mère est une looser! » Alors le stand-up, c’est plus cool. Mes garçons ont un grand sens de l’humour. Je pense qu’ils trouvent ça flatteur d’être un peu mes auteurs.

L’humoriste avec des artisanes au Kenya. Gracieuseté

Dans leur enfance, comment se passait la conciliation travail-famille?

On a fait une super équipe, avec mon mari. Avant de pratiquer comme gynécologue, il était le médecin qui va remplacer n’importe où lors des vacances des autres. Donc, la première année de vie de notre aîné, j’étais complètement avec mon fils, et mon mari travaillait. Ensuite, il m’a dit : « Tu veux partir en tournée, moi je vais te suivre et prendre soin de notre fils » . Mes tournées ont été une opportunité pour papa d’être vraiment avec les enfants, et pour moi de bâtir des spectacles tout en les ayant près de moi. Avec les festivals Fringe, au début, tu n’as rien de concret, mais tu pars en tournée et tu as l’opportunité de jouer 50 fois, avec des critiques dans chaque ville. À la fin, tu as un spectacle développé.

Vous vous êtes rendue au Fringe d’Édimbourg, LE Fringe original. Qu’est-ce que ça vous a apporté?

Le festival d’Édimbourg, c’est vraiment une façon de vendre ton spectacle en Europe. C’est une expérience incroyable, mais très difficile. Tu fais ton spectacle 30 jours, en compétition avec 3000 autres. Les spectateurs en sont peut-être à leur cinquième de la journée, ils sont saouls… C’est difficile de garder l’amour du métier. Mais c’est une très bonne expérience. C’est là qu’un recruteur m’a demandé d’aller jouer à New York!

J’ai réalisé que je n’aspirais pas à faire la tournée d’Europe. J’aime être proche de ma famille. Et c’est là que je me suis dit que je devais commencer à faire de l’humour en français, à cause du système établi au Québec, avec des producteurs, et tout…

Vous êtes aussi peintre! Parlez-nous un peu de cette autre carrière?

À 25 ans, je suis allée voir l’exposition d’une amie artiste. J’ai pleuré, parce que j’ai réalisé que j’étais aussi une peintre! Je voulais mettre mes efforts dans le jeu, mais je ressentais une inspiration pour l’art. J’ai commencé à vendre des petites cartes, puis des œuvres plus grandes. J’étais serveuse à Vancouver. C’est très typique des diplômées en théâtre! J’ai pris une semaine pour travailler seulement sur mon art. J’ai vendu cinq tableaux à 30$, puis un à 100$, puis un à 500$… J’ai réalisé que je devais mettre toute mon énergie sur ce que voulais qui fonctionne… et que je ne pouvais pas être peintre ET humoriste. C’est très difficile d’avoir du succès dans les deux. Donc l’art visuel est secondaire. J’ai fait tout le visuel de mon balado, par exemple.

En spectacle au Bordel Comédie Club à Montréal. Gracieuseté

La peinture vous a quand même permis de faire œuvre utile, lors de votre voyage au Kenya…

Ça, c’était une expérience incroyable! J’ai donné des cours à des artisanes séropositives qui n’avaient jamais fait de peinture. Je leur ai montré Van Gogh, Frida Khalo, Picasso… Je leur ai expliqué mon processus créatif. Après six semaines, on a exposé leurs œuvres à l’hôpital où je travaillais et on a vendu presque tous les tableaux. Pour plusieurs d’entre elles, l’argent amassé leur a permis d’envoyer leurs enfants à l’école.

Vous parlez beaucoup de votre père dans vos spectacles, dans votre balado et même dans cette entrevue. Comment vous a-t-il influencée par rapport au français?

Il adorait le français. Il chantait toujours des chansons d’Yves Montand, Édith Piaf. Il voulait toujours m’exposer aux cultures francophones. Pendant presque deux ans avant son décès, on parlait seulement en français quand on était ensemble. Il était très heureux que je veuille commencer à travailler en français, mais il avait finalement accepté mon personnage de l’époque, Joe The Perfect Man. Alors il m’envoyait des textes de Molière en disant que Joe pourrait les faire (rires.) Il était vraiment passionné.

La pandémie a été dure dans le domaine de l’humour. Comment avez-vous vécu ça?

C’était difficile, mais c’était aussi un cadeau. Soudainement, mon fils universitaire était chez nous. Je le voyais comme une opportunité de vivre tous ensemble une dernière fois. On a eu des difficultés… Par exemple, un de mes fils a choisi de déménager avec sa copine parce qu’on se chicanait tout le temps. Mais il est revenu et, maintenant, notre base est vraiment en santé. Avec mon mari aussi, on s’est concentrés sur notre relation et on s’est rapprochés.

Côté carrière, ça m’a forcée à être en ligne. J’ai acheté un micro, une caméra… J’ai fait des spectacles virtuels corporatifs. Plusieurs compagnies ont engagé des humoristes parce que laughter is the best medicine. »


LES DATES-CLÉS DE RACHELLE ELIE

1968 : Naissance à Toronto

1996 : En attendant les contrats de comédienne, elle commence à faire de l’humour

2001 : Début des tournées avec les festivals Fringe

2017 : Premier numéro de stand-up professionnel en français

2018 : Participation au Fringe d’Édimbourg, où un recruteur l’invite à performer à New-York

2021 : Création d’un spectacle bilingue au théâtre Sainte-Catherine de Montréal

Chaque fin de semaine, ONFR+ rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada.

*Cette entrevue a été réalisée le 31 août 2021