Rapport sur l’OIF : des millions en voyages, des dépenses peu surveillées et des abus

Justin Trudeau et Michaëlle Jean au sommet de la francophonie à Madagascar. Montage ONFR+

En 2018, près de 40 % des sommes prévues par l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) pour défendre le français dans le monde et mener ses actions ont servi à payer des voyages, selon un rapport accablant de la firme KPMG obtenu par ONFR+. Le rapport insinue également que le manque de mécanismes de surveillance permet à certains employés de toucher à des sommes dont ils n’auraient pas droit.

L’OIF mène plusieurs projets en matière d’égalité femme-homme, des consultations de jeunes, des opérations de maintien de la paix ou la production d’événements culturels, par exemple. Le rapport de KMPG révèle cependant qu’en 2018, seulement 43 % du budget de 80 millions d’euros de l’OIF a été consacré à ces projets.

La « programmation » n’hérite que de 35 millions d’euros. Trop peu selon KPMG : « La présentation des états financiers ne valorise pas l’action de l’organisation, avec un poids significatif du budget fonctionnement, comparé à celui de la programmation. »

C’est sans compter une révélation supplémentaire du rapport : les auditeurs découvrent que les dépenses en « voyages et déplacements » grugent 37 % du budget dédié à cette même programmation.

« Ce type de dépense ne permet pas de maximiser l’impact des missions de l’OIF », écrit, noir sur blanc, KPMG. Bref, sur les 80 millions d’euros du budget de l’OIF, une vingtaine seulement servent à financer directement des projets de la francophonie.

Des projets qui prennent vie grâce à des subventions octroyées par l’OIF. Mais là encore, KPMG note un problème : les 642 subventions distribuées en 2018 l’ont été sans un cadre clair et « la culture de l’évaluation et de la redevabilité apparait faible ». En plus, les « outils de l’OIF ne permettent pas de suivre, à intervalle régulier et avec un degré de fiabilité acceptable, les dépenses », écrit-on dans le document.

L’ère de Michaëlle Jean

Le rapport a été commandé après le départ de Michaëlle Jean, dont le mandat s’est terminé à la fin de 2018. Éclaboussée par de nombreux scandales, la Canadienne n’avait pas réussi à obtenir un second mandat à la tête de l’organisation, défaite par la Rwandaise Louise Mushikiwabo. 

L’analyse ne porte que sur l’année financière 2018, mais jette un éclairage inédit sur les méthodes en place dans cette petite institution internationale ne comptant que 330 employés. La version obtenue par ONFR+ est préliminaire et datée de janvier 2020.

Lorsque les auditeurs de KPMG se sont présentés dans les bureaux de l’OIF à l’automne 2019, ils ont constaté le désordre budgétaire de l’institution internationale censée promouvoir la francophonie dans le monde. À plusieurs reprises dans leur rapport de 213 pages, ils répètent avoir eu de la difficulté à obtenir les documents et les chiffres demandés.

L’OIF ne semble pas non plus savoir qui travaille pour elle. « Il nous a fallu compiler une dizaine de tableaux Excel, aux formats différents, effectuer divers retraitements (doublons) et échanger à plusieurs reprises avec l’équipe RH pour constituer une base supposée exhaustive du personnel de l’OIF sur l’année 2018 », écrit la firme d’audit.

Au cours des derniers jours, ONFR+ a discuté avec plusieurs employés qui dénoncent d’une seule voix les dérapages entourant les voyages et un manque flagrant de surveillance.

« Il y a énormément de voyages. Pour certains employés, ça devient une 2e source de revenus », confie un employé sous le couvert de l’anonymat.

D’autres affirment que depuis longtemps « les dépenses sur les cartes de crédit de l’OIF ne sont pas surveillées ».

Le rapport de KPMG aborde ces questions. « Les indemnités peuvent constituer des compléments de revenus, dans la mesure où ils ne correspondent pas aux frais réels. Cela incite à voyager davantage… », écrit la firme. Elle confirme un « contrôle insuffisant » des cartes de crédit et suggère « la mise en place d’un processus de séparation stricte des dépenses personnelles et professionnelles pour l’ensemble des employés ».

KPMG note d’ailleurs « des enjeux d’exemplarité de la part du management vis-à-vis des équipes de l’OIF et des États membres » et invite à « la sécurisation des actifs clés de l’OIF afin d’éviter l’usage abusif de ceux-ci par les collaborateurs ».

Michaëlle Jean s’explique

Tout au long de son mandat, Michaëlle Jean a réfuté les accusations de dépenses excessives et de mauvaise gestion dont elle était la cible. Mardi, elle persiste et signe dans une rare entrevue, accordée à ONFR+. La démarche de KPMG n’a pas été sérieuse, puis… trop coûteuse, dénonce-t-elle.

« J’ai d’abord sursauté sur le coût de cette enquête qui s’élève à plus d’un quart de million. 300 000 euros! C’est considérable! », lance d’entrée de jeu, l’ancienne secrétaire générale de la francophonie.

L’OIF est une institution internationale, il est normal que les voyages composent une partie importante des dépenses, dit-elle. « Ce ne sont pas des voyages anodins! », lance-t-elle. « L’ONU peut avoir des bureaux dans les pays membres où ils interviennent, ce n’est pas le cas de l’OIF. Oui, nous avons des frais de voyage pour l’articulation et le suivi des programmes », affirme-t-elle.

Écoutez un extrait de l’entrevue avec Michaëlle Jean ici :

Michaëlle Jean affirme qu’« entre 2015 et 2018, il n’y a jamais eu autant de crises électorales dans la francophonie, d’élections locales, présidentielles et législatives. Jamais on a eu un nombre aussi élevé. En plus, il y a eu des crises politiques auxquelles nous devions répondre ».

KPMG fait fausse route, selon elle, en dissociant les voyages des actions de l’OIF.

Est-ce vraiment la place de l’OIF d’intervenir dans des pays en crise? Oui, affirme Michaëlle Jean. « En ce moment, la tendance c’est de dire que la francophonie devrait se réduire à la défense du français. C’est ce que veut le président Macron [Emmanuel Macron, président de la République française]. L’OIF défend l’État de droit et intervient en situation de crise, de pair avec les Nations unies, l’Union européenne et l’Union africaine », lance-t-elle.

Quant aux excès dans les dépenses de voyage, elle nie également cette lecture. « Les indemnités de voyage sont vérifiées rigoureusement sur la base de procédures, de documents. Vous voulez accuser les employés de la francophonie d’être des voleurs? », lance-t-elle, agacée.

Elle accuse KPMG de ne pas avoir tenu compte, dans son analyse, de la structure de surveillance des dépenses qu’elle a mise en place qui permettait « une révision extrêmement fine et articulée des éléments de gestion de l’organisation ». Puis, les instances de la francophonie ont toujours approuvé les rapports d’audit des dépenses, note-t-elle. Elle affirme ne pas avoir laissé un déficit financier, contrairement à ce qu’affirme l’administration actuelle de l’OIF.

Des révélations qui confirment les pires craintes, dit St-Pierre

Les gouvernements du Canada et du Québec qui injectent 30 millions de dollars dans l’OIF chaque année sont-ils au courant des conclusions du rapport?

« Nous ne pouvons répondre à cette question puisque ce rapport appartient à l’OIF », répond le ministère des Relations internationales et de la Francophonie. « Le gouvernement du Québec vise à ce que les ressources soient consacrées aux programmes bénéficiant les populations les plus vulnérables de l’espace francophone », ajoute-t-on.

Dans sa réponse, Québec confirme cependant une autre allégation concernant l’OIF : « Des décisions ont notamment été prises qui conduiront à des économies tangibles des frais de fonctionnement. Par exemple, la pratique des prises en charge de certaines délégations lors des instances de la Francophonie a été abolie. » En effet, l’OIF couvrait l’ensemble des dépenses de larges délégations de certains pays exigeant cette faveur pour participer aux sommets de la francophonie, par exemple.

Christine St-Pierre, ancienne ministre des Relations internationales et de la Francophonie du Québec, était au pouvoir jusqu’en octobre 2018. Elle est choquée d’apprendre ces révélations.

« Que KPMG dise qu’une très petite partie des dépenses de l’OIF allait aux activités, c’est ce qu’on soupçonnait. Là, on a un rapport qui l’écrit noir sur blanc : il y avait une trop grande part de déplacements et pas suffisamment d’argent dans les programmes et les projets », affirme la députée libérale.

« Mais je n’avais pas les chiffres, je n’avais pas les chiffres devant moi! C’est une organisation autonome. Je suis intervenue pour qu’on ait une plus grande transparence et une reddition de compte. On a lancé un comité présidé par le Québec. J’ai écrit une lettre à Michaëlle Jean lui demandant spécifiquement de la transparence dans toutes les dépenses de l’OIF », se souvient Mme St-Pierre.

Le ministère des Affaires étrangères du Canada n’a pas répondu aux questions sur ce sujet.