Refuges pour femmes : dix ans d’inertie contre l’itinérance invisible

Le manque de place en hébergement d'urgence et de services en français pour les femmes francophones victimes de violence alimente la spirale de l'isolement. Crédit image: Getty Images

La plus grande métropole du pays ne dispose que d’un seul refuge francophone pour les femmes victimes de violence. Avec ses 20 lits, La Maison est incapable de répondre à toutes les détresses. Car la violence se cache aussi dans les statistiques : 12 % des victimes vivant en refuge à Toronto ont le français pour première langue. 9 % voudraient être aidées en français. Connu depuis deux ans, ce chiffre gravé dans un rapport municipal n’a déclenché aucune réponse sociale d’envergure. Un acte manqué qui se paye au prix fort, aujourd’hui, alors que la pandémie fait bondir la violence conjugale et asphyxie un système dépassé. Un dossier de Rudy Chabannes et Étienne Fortin-Gauthier.

Le téléphone n’en finit pas de sonner à Oasis Centre des femmes. L’organisation torontoise qui vient en aide aux victimes de violence reçoit jusqu’à 30 appels par jour, via Fem’aide, la ligne d’écoute et de soutien aux femmes d’expression française. Avant la pandémie, c’était rarement plus de dix.

Au bout du fil, des femmes en danger qui vivent dans la peur, cherchent du réconfort ou les moyens de quitter le domicile conjugal. Leur trouver un abri tient du miracle. La ville ne dispose que de 20 lits francophones, une capacité réduite à 17 pour satisfaire aux mesures de distanciation physique liées à la COVID-19. 

12 % des femmes victimes de violence parlent et comprennent le français dans les refuges torontois. Crédit image : Getty images

À défaut de place, les victimes sont réorientées vers d’autres refuges, anglophones, avec ou sans mandat de lutte contre la violence et, eux aussi, en proie au surpeuplement. D’autres sont contraintes de rester chez elles, à la merci de leur agresseur. D’autres encore sont ballotées d’hôtels en chambres d’amis. 

Cette dernière solution bricolée, censée être temporaire, s’installe souvent dans la durée. C’est ce que l’on appelle l’itinérance invisible. Cette face cachée de la marginalisation des femmes vulnérables, difficilement quantifiable, brouille les cartes de l’action publique, reléguant l’urgence à plus tard. 

Les francophones surreprésentées dans les refuges torontois

Mais avec la pandémie, les cas de violence conjugale ont explosé. Impossible d’ignorer la sonnette d’alarme tirée de longue date par les défenseurs de victimes, parmi lesquelles se trouve une proportion surprenante de francophones.

12 % des femmes parlent et comprennent le français dans les refuges torontois. 9 % de l’ensemble des femmes victimes de violence dans les refuges ne comprennent en fait que cette langue, vitale pour les sortir de la spirale de l’isolement. Ce chiffre, antérieur à la pandémie, est très élevé si on le compare à la part des résidents francophones dans le reste des hébergements d’urgence, de l’ordre de 4 % dont la moitié a besoin de services en français. Et il serait aujourd’hui largement sous-estimé.

« Une forte proportion de femmes ont perdu leur emploi à cause de la pandémie, devenant totalement dépendantes des abuseurs », explique Dada Gasirabo, directrice générale d’Oasis Centre des femmes. « Elles payent la pandémie au prix fort. C’est un cercle vicieux qu’il faut briser en favorisant leur autonomie. Et si les francophones sont plus exposées, c’est parce qu’elles sont encore moins autonomes que la majorité. Quand il y a des pertes, ça commence toujours par les minorités. »

Dada Gasirabo, directrice générale d’Oasis Centre des femmes, et Jeanne Françoise Mouè, directrice générale de La Maison. Archives ONFR+

Privées de cercle familial et d’entourage de confiance, les immigrantes sont par ailleurs plus susceptibles de se retrouver dans un refuge que d’autres. L’immigration d’expression française est donc une variable importante de l’équation torontoise

« Les femmes immigrantes n’ont pas de réseau communautaire pour les accompagner temporairement », décrypte Jeanne Françoise Mouè, directrice de La Maison, mise sur pied en 2010. « Elles vont faire davantage appel aux services sociaux car elles sont déracinées, sans ressources, isolées. »

Services en français : la loi du bon vouloir

Faute de lits disponibles à La Maison, les francophones qui échouent dans les refuges anglophones font l’amère expérience d’une aide quasi exclusivement en langue anglaise. La loi est pourtant formelle : ces refuges sont tenus d’offrir activement – c’est-à-dire sans attendre qu’on les demande – de tels services.

Financés par les fonds provinciaux pour leurs services et les fonds fédéraux pour leurs infrastructures, les 14 refuges torontois d’hébergement pour femmes victimes de violence tombent tous, sans exception, sous la Loi sur les services en français (LSF).

« Il y a une défaillance de la province d’aller vérifier la réalité » – Maïra Martin, directrice générale d’Action ontarienne contre la violence faite aux femmes

Dans la réalité, ces refuges appliquent une autre loi : celle du bon vouloir. Maïra Martin, directrice générale d’Action ontarienne contre la violence faite aux femmes (AOcVF), dénonce d’ailleurs les services dits « bilingues » des organismes anglophones qui, pour la plupart, n’offrent des services en français que de façon très sporadique.

« Il y a une défaillance de la province d’aller vérifier la réalité », affirme-t-elle. « Je pense qu’ils ne veulent pas aller vérifier, car leurs résultats ne seraient pas très bons. On nous dit « oui, ils ont signé le papier pour offrir l’offre active », mais nous, quand on y va, on s’aperçoit qu’il n’y a personne de francophone ou que c’est, par exemple, l’adjointe administrative qui parle français et qui fait un peu d’interprétation en plus de ses autres tâches. »

« On déplore depuis 30 ans le manque d’engagement des organismes anglophones envers les femmes francophones », ajoute-t-elle.

Même les ententes de partenariats entre organisations francophones et anglophones ne fonctionneraient pas : « Les organismes francophones reçoivent quasi zéro référent de ces agences anglophones », condamne Mme Martin.

Extrait de la LSF affiché sur le site web du ministère des Services à l’enfance et Services sociaux et communautaires. Montage ONFR+

La plupart de ces refuges concèdent ne pas avoir d’employé bilingue, mais rétorquent offrir des services de traduction au téléphone sur demande. Argument cruellement banal et bien connu des intervenants du milieu, la traduction sert de prétexte à contourner les obligations linguistiques.

« Quand il y a une femme qui souffre, offrir des services par l’interposition d’un interprète, ce n’est pas une offre de service en français », assène Mme Gasirabo. Si elle applaudit de rares efforts en Ontario, comme celui du refuge de Peel qui partage une employée bilingue avec son organisme, elle aimerait que toutes ces maisons soient effectivement redevables au regard de la loi. « C’est bien d’avoir une maison, mais ça ne peut pas servir à toutes les francophones. »

Les travailleurs francophones impliqués dans le soutien aux femmes violentées disent dépenser beaucoup d’énergie à faire connaître les services disponibles et convaincre les refuges de rediriger leurs clientes de langue française vers ces services fournis de façon externe. Mais au bout du compte, « ça dépend de leur bonne volonté », regrette Mme Gasirabo.

Une constatation qui prend de court le ministère des Services à l’enfance et des Services sociaux et communautaires de l’Ontario, censé exiger des refuges anglophones qu’ils réfèrent systématiquement les femmes francophones aux organismes de langue française.

Sa porte-parole, Kristen Tedesco, confirme que le ministère demande un plan précis à chaque organisme détaillant comment il met en place les services en français, et qu’une clause de référencement impose à chaque refuge défaillant sur ces services de signer une entente avec des partenaires en mesure de les assumer.

Mais le ministère cautionne le recours à l’interprétation pour pallier l’absence d’employé bilingue : « Dans l’éventualité où une agence n’emploie pas de francophone, elle peut offrir des services en français aux femmes francophones par l’intermédiaire d’interprètes », dit Mme Tedesco.

Il existe tout de même des acteurs anglophones de bonne foi, plus conciliants et volontaristes dans leurs partenariats avec la francophonie locale, notamment via l’Appui transitoire, un programme qui permet à une équipe mobile de se rendre dans le refuge en question.

Une initiative saluée, en attendant un réveil sociétal et politique face à l’ennemi public numéro un de la construction de logement abordable et d’urgence : la spéculation immobilière.

Pression immobilière et inaction politique

Dans un contexte de crise immobilière, l’appétit des investisseurs se tourne rarement vers l’hébergement d’urgence, ni même le logement social en général. Portés par de faibles taux d’intérêt, les prix des maisons et des condos ont explosé à Toronto, et dans leur sillon ceux des locations, malgré un « effet pandémie » qui a créé un tassement de cette tendance haussière.

Le logement abordable n’a jamais été aussi crucial dans la Ville reine. Il aurait l’avantage certain de désengorger en partie les refuges, en proposant aux résidentes un toit à leur portée sous lequel projeter leur avenir, ce qui libérerait les lits d’urgence.

« Les maisons d’hébergement devaient à l’origine être des hébergements d’urgence », rappelle Mme Martin, de l’AOcVF. « Mais maintenant, une femme reste trois à six mois, car elle n’arrive pas à trouver de logement abordable par la suite. Elle prend, malgré elle, la place d’une autre. Chaque soir, les maisons de Toronto sont pleines et des femmes se retrouvent démunies. »

Maïra Martin, directrice générale d’Action ontarienne contre la violence faite aux femmes. Gracieuseté

Depuis une dizaine d’années, les gouvernements provinciaux n’investissent plus dans de nouveaux services, poursuit-elle. « Il arrive qu’ils renforcent des services existant, mais il est extrêmement difficile d’ouvrir une maison en Ontario, d’autant plus pour les femmes francophones. »

Elle réclame plus de lits à Toronto, du financement pour recruter des professionnels, une maison supplémentaire dans le Sud-Ouest de l’Ontario pour soulager le Grand Toronto et une collaboration accentuée entre les paliers de gouvernement pour faire coïncider les besoins en infrastructure, de responsabilité fédérale, avec les services, qui dépendent eux de la province.

Mais la ville de Toronto a aussi un rôle à jouer dans l’accès au logement abordable, croit Jeanne Françoise Mouè.

« La ville travaille en partenariat avec des développeurs qui sont plus là pour faire de l’argent que loger des gens gratuitement », dit-elle. « Si l’argent vient des contribuables, il ne devrait pas aller entre les mains des promoteurs privés pour se faire plus d’argent, mais bénéficier à des populations cibles. »

« Les femmes des communautés francophones sont les plus désavantagées » – Lisa Gretzky, porte-parole de l’opposition aux Services sociaux et communautaires

« Les refuges et les fournisseurs de logements de transition n’ont pas connu d’augmentation du financement de base depuis plus de dix ans », blâme Lisa Gretzky, porte-parole de l’opposition aux Services sociaux et communautaires. « Ce manque d’engagement financier accroît l’itinérance des femmes fuyant la maltraitance ou la relation abusive parce qu’elles n’ont nulle part où aller. »

« Avec des services francophones très limités, les femmes des communautés francophones sont les plus désavantagées. Le gouvernement provincial doit cesser d’utiliser « mettre fin à la violence faite aux femmes et soutenir les communautés francophones » comme des expressions à la mode, et prendre des mesures concrètes pour garantir le soutien linguistique dont elles ont besoin. »

Selon Mme Gretzky, le gouvernement fédéral a aussi manqué le coche en ne suivant pas les recommandations émises par le Comité de la condition de la femme en 2019 qui demandaient notamment un plan national de lutte contre la violence faite aux femmes.

Elle estime également que « les gouvernements municipaux devraient exercer une plus grande pression sur le gouvernement provincial pour qu’il adopte une loi obligeant le zonage d’inclusion à augmenter le nombre d’unités de logements abordables destinés aux femmes fuyant la violence domestique. »

La suite de notre grand dossier sur les sans-abri à Toronto, demain, sur ONFR.org. Jeudi, lisez Le premier sans-abri tué par la COVID-19 était franco-ontarien.