Simon, Murphy… ces nominations qui font grincer les dents des francophones

Le premier ministre Justin Trudeau et la gouverneure générale du Canada Mary Simon.
Le premier ministre Justin Trudeau et la gouverneure générale du Canada Mary Simon. Crédit image: Sgt Johanie Maheu, Rideau Hall

OTTAWA – Selon la formule consacrée, si la tendance se maintient, la nomination de Mary Simon, une Inuk du Nord du Québec qui ne peut s’exprimer en français au poste de gouverneure générale, pourrait ne pas être la dernière dans laquelle la connaissance de la langue de Molière n’est pas un critère de sélection.

La nomination de Mme Simon est, en fait, la seconde fois que le premier ministre Justin Trudeau nomme une représentante de la reine qui ne peut s’exprimer en français. En septembre 2019, il choisissait Brenda Murphy, unilingue anglophone, pour assumer les fonctions de lieutenante-gouverneure du Nouveau-Brunswick, seule province bilingue au Canada.

Professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa, Benoît Pelletier est un constitutionnaliste réputé et un ancien politicien.

« Les nominations de gens (qui ne peuvent pas s’exprimer en français), dont la nomination de la lieutenante-gouverneure au Nouveau-Brunswick, celle maintenant de la gouverneure générale et peut-être éventuellement celle du président directeur général du Musée canadien de l’histoire, vont un peu à l’encontre de cette préoccupation que cherche à illustrer le gouvernement du Canada à certaines occasions par rapport à l’essor de la langue française dans ce pays », constate M. Pelletier.

Faire valoir ses droits devant les tribunaux

Au Nouveau-Brunswick, la nomination de Mme Murphy fait l’objet d’une contestation devant les tribunaux et Benoît Pelletier explique sur quoi elle repose.

« Dans le cas du Nouveau-Brunswick, l’argument principal, à mon avis, d’après ce que je comprends jusqu’à présent, repose sur l’article 16.1 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui reconnait un droit à l’égalité des deux communautés de langues officielles au Nouveau-Brunswick : francophone et anglophone, et leur droit à des institutions distinctes, solides et viables », résume le constitutionnaliste, qui encourage les francophones à faire preuve d’audace pour faire valoir leurs droits devant les tribunaux.

Mais M. Pelletier indique que l’importance de la langue française pour la fonction de gouverneure générale est reconnue dans le principe d’alternance observé depuis plusieurs années à Rideau Hall.

« On parle d’une règle d’alternance. C’est une pratique établie en vertu de laquelle un anglophone et un francophone se succèdent dans la fonction. Mais là, on est devant une nouvelle réalité. On est devant une personne, Mary Simon, qui est bilingue, mais sans avoir le français comme langue parlée et comme langue comprise. À mon avis, ça ne devrait pas modifier le principe de l’alternance. On devrait continuer d’insister pour que la gouverneure générale possède de bonnes connaissances par rapport aux deux langues officielles », insiste le constitutionnaliste.

Une nomination attendue et réclamée par plusieurs non-autochtones

Pour la politologue Stéphanie Chouinard du Collège militaire royal du Canada à Kingston, la nomination d’une personne autochtone était attendue et réclamée par plusieurs non-autochtones depuis un certain temps. Mais elle survient à un moment tragique pour les autochtones de partout au pays et tristement riche en enseignements pour tous les Canadiens.

« Il y a le moment présent où, depuis quelques semaines, on retrouve des centaines et des centaines de dépouilles d’enfants autochtones un peu partout au pays, ce qui a amené plusieurs Canadiens à prendre conscience de l’ampleur du processus de colonisation et de la violence qui est venue avec ce processus-là », explique la politologue.

Les découvertes de sépultures anonymes d’enfants autochtones près d’anciens pensionnats, sont survenues alors que depuis plus de six mois, le gouvernement Trudeau fait la cour aux francophones du pays avec son processus de modernisation de la Loi sur les langues officielles.

« Dans le contexte où depuis le mois de décembre, on parle beaucoup de langues officielles, avoir une nomination aussi hautement visible qui ne rencontre pas les attentes des communautés de langues officielles, c’est un peu curieux. Et c’est compréhensible. Je comprends que certains francophones soient déçus que la nouvelle nomination ne soit pas bilingue anglais-français », reconnait Mme Chouinard.

Mais on ignore pour le moment si le gouvernement Trudeau aura un prix politique à payer pour cette nomination.

« Je pense que le plus dommageable est la façon dont ça a été annoncé. Si M. Trudeau, dans la conférence de presse de présentation, avait pris les devants et dit explicitement ‘‘Voici la situation. Nous sommes conscients que les communautés francophones vont peut-être être déçues. Voici le contexte historique dans lequel Mme Simon se place‘‘, ça aurait démontré un peu plus de tact et un peu plus d’honnêteté, par rapport à la démarche », estime la politologue.

Mme Chouinard croit également que de sérieuses questions pourraient être posées en ce qui a trait au processus de nomination, pour « savoir à quel point la maîtrise des deux langues officielles a été considérée comme un critère de sélection ».

Une voix discordante

Parmi les rares francophones à avoir un avis divergent se trouve l’illustrateur franco-ontarien Marc Keelan-Bishop. Il se dit gêné « de voir que les francophones sautent là-dessus ».

« Dans le contexte historique du Canada, une personne autochtone n’a pas à s’excuser de ne pas apprendre la langue d’un colonisateur. Le français, veut, veut pas, c’est une langue de colonisateur. L’anglais aussi. Pour moi, il y a des moments où même si tu as une vraie plainte, ce n’est pas le moment de le dire. Puis je trouve que c’est un moment comme celui-là », tranche M. Keelan-Bishop.

L’illustrateur Marc Keelan-Bishop. Gracieuseté

« Je suis aussi de l’opinion que l’on devrait avoir des langues autochtones comme langues officielles au Canada. Et j’espère que cette discussion pourra mener à ça. Et si on arrive au point où on a six ou sept langues officielles au Canada, est-ce qu’on va exiger que les gens dans les postes officiels parlent toutes les langues officielles? », s’interroge Marc Keelan-Bishop.

Avec la collaboration de Jacques-Normand Sauvé.