Une Charte pour clarifier le rôle des journaux francophones

Crédit photo: Benjamin Vachet

OTTAWA – Même s’ils ne cessent d’en défendre l’importance et de réclamer davantage de fonds pour les soutenir, les organismes porte-paroles de la francophonie canadienne entretiennent des relations agitées avec leurs médias. Raison pour laquelle l’Association de la presse francophone (APF) finalise un projet de Charte de la presse communautaire, dont les chances de réussite ne sont pas garanties.

BENJAMIN VACHET
bvachet@tfo.org | @BVachet

L’APF indique que la Charte sera rendue publique à l’automne. Le document, réalisé à l’interne, en consultation avec ses médias membres, ne sera pas plus long que deux pages et chaque mot sera pesé, prévient l’organisme, qui espère ainsi faire mieux comprendre le mandat des journaux.

« C’est une initiative intéressante, même s’il est difficile de savoir à quel point cela va permettre de régler tous les maux », juge la doctorante en sociologie à l’Université d’Ottawa, Marie-Hélène Eddie, qui a consacré sa thèse de maîtrise aux lecteurs de L’Acadie Nouvelle.

Selon elle, l’équilibre est difficile à trouver pour les médias en milieu minoritaire.

« C’est compliqué car on attend d’eux qu’ils soient le chien de garde de la communauté par rapport au gouvernement, tout en étant une courroie de transmission, ce qui est contraire à l’éthique de la profession. Les médias doivent pouvoir faire leur travail de critique quand c’est nécessaire. »

Des relations complexes avec les organismes

L’idée d’une charte fait suite au vif débat qui a opposé le journal Le Gaboteur et la Fédération des francophones de Terre-Neuve et du Labrador (FFTNL).

En février, le président de l’APF, Francis Sonier, avait pris la plume pour rappeler aux organismes le rôle de ses membres.

« Un journal communautaire est un média à part entière et ne doit, en aucun temps, jouer le rôle de courroie de transmission pour un groupe ou un organisme précis. L’appellation de journal lui confère les mêmes rôles et responsabilités que n’importe quel autre média », expliquait-il, dans une lettre dont #ONfr a obtenu copie.

En mars, l’organisme porte-parole de la presse francophone en milieu minoritaire avait également décidé de quitter la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) du Canada.

Ne voulant pas commenter la charte avant de l’avoir étudiée, la FFTNL explique avoir rappelé à l’APF « l’importance que nos communautés s’approprient nos journaux communautaires, et par conséquent, s’y retrouvent aussi, sans quoi ils perdraient le qualificatif de « communautaires », le fait d’être de langue française n’étant pas un argument suffisant pour s’en revendiquer ainsi », indique le directeur général, Gaël Corbineau, dans un échange de courriels.

Un risque de conflit d’intérêt?

D’autres tensions seraient aussi intervenues au sein des journaux Le Franco, en Alberta, et La Liberté, au Manitoba, selon l’APF. Celles-ci pourraient s’expliquer par les liens très étroits qu’entretiennent parfois les journaux et les organismes.

En Alberta, l’Association canadienne française de l’Alberta (ACFA) est propriétaire du journal Le Franco. Le président de l’ACFA, Albert Nolette, reconnaît que cela rend les conflits d’intérêt possibles, mais assure ne pas avoir connaissance de tels problèmes. Il indique néanmoins qu’une réflexion est en cours pour atténuer cette crainte, précisant toutefois que le journal doit « demeurer le reflet de la communauté » et que le contexte rend Le Franco « différent d’un journal comme L’Acadie Nouvelle ».

Au Manitoba, l’éditeur de La Liberté, Presse-Ouest Ltée, appartient à la Société de la francophonie du Manitoba (SFM) depuis 1971, même si les deux conseils d’administration sont distincts.

« Les relations sont difficiles », explique Marc Marion, président du conseil d’administration de Presse-Ouest. « Cette dernière année, il y a eu des tentatives d’ingérence. La Charte peut aider à expliquer l’importance de l’indépendance du journal pour garantir sa crédibilité et l’intérêt des lecteurs. Son rôle ne doit pas être de faire la promotion des organismes. »

« Le rôle d’un journal communautaire ne doit pas être de faire la promotion des organismes. » – Marc Marion

La présidente de la SFM, Jacqueline Blay, dit demander simplement que son organisme puisse donner son point de vue quand il est visé. Elle ajoute que La Liberté doit rester un journal communautaire.

« Il y a différents types de journalisme, celui d’enquête et de controverse, et le journalisme communautaire qui est difficile à exercer car il peut verser dans la complaisance. Les deux types de journalisme doivent cohabiter au sein de La Liberté. Il faut que la communauté se retrouve dans ses pages. Je ne comprends pas pourquoi, par exemple, quand des membres de notre communauté gagnent des prix importants, on n’en parle pas dans le journal? »

Un modèle à revoir

Dans son rapport du 31 mars, le comité de refonte de la SFM a proposé de revoir la gouvernance de Presse-Ouest. Un comité spécial doit remettre son rapport à l’automne sur cette question.

« Nous ne nous opposons pas à la vente de La Liberté. Ce que nous demandons, c’est que la communauté soit consultée », dit Mme Blay.

La proximité entre journaux et organismes se retrouve dans les communautés francophones des territoires et, dans une moindre mesure, en Saskatchewan et en Nouvelle-Écosse.

Dans plusieurs cas, des personnes interrogées par #ONfr, qui préfèrent garder l’anonymat, confirment les difficultés rencontrées par les journaux quand vient le temps de dénoncer les organismes.

« C’est un peu la loi du silence », lance l’une d’elle.

« C’est un modèle à revoir, c’est certain », reconnaît Mme Eddie. « Dans l’idéal, les journaux devraient pouvoir s’autofinancer. Mais comme ce n’est pas le cas, il faut aussi se poser la question : préférons-nous qu’ils appartiennent à un gros conglomérat ou qu’ils soient liés aux organismes porte-paroles? »

Les conditions du succès

Les organismes interrogés par #ONfr se disent ouverts à l’idée d’une charte, mais veulent être consultés pour son écriture.

« Si l’APF l’impose mais que personne n’y adhère, cela servira à quoi? », s’interroge Mme Blay.

L’APF n’a pas prévu une telle consultation qui pourrait pourtant, selon le professeur au département des communications de l’Université d’Ottawa, Marc-François Bernier, être utile.

« Il y un grand travail de sensibilisation à faire pour expliquer l’importance de maintenir une saine distance entre les organismes et les médias. Pour bien commencer, il faut inclure et écouter les organismes pour donner une légitimité à la Charte et qu’ils se l’approprient. Même si ça rallonge le processus, ce sera beaucoup plus productif. Sinon, cette charte risque de n’être qu’un vœu pieu. »