Une loi spéciale pour étouffer la grève : une arme à double tranchant

Le dépôt et l'adoption d'une loi spéciale forcerait les enseignants à retourner en classe. Crédit image : Rudy Chabannes

TORONTO – Alors que les députés retrouvent mardi les bancs de l’Assemblée législative, une question est sur toutes les lèvres : le gouvernement Ford va-t-il opter pour une loi spéciale de retour au travail pour tuer dans l’œuf la contestation enseignante, à l’aube d’une grève générale?

Face à l’enlisement des négociations, et forts d’un large appui de l’opinion publique, les syndicats ont pris l’initiative depuis des semaines en lançant régulièrement des grèves ciblées, tournantes mais aussi totales comme celle de l’Association des enseignantes et enseignants franco-ontariens (AEFO) hier.

Alors que se profile vendredi, un mouvement intersyndical de protestations qui touchera la totalité des écoles, le gouvernement pourrait être tenté, dès mardi prochain, de faire passer une loi spéciale de retour au travail, pour reprendre la main. 

Mais la manœuvre s’annonce précoce et périlleuse pour les troupes du premier ministre Doug Ford. Précoce car la loi stipule, comme condition préalable, une situation de blocage de plusieurs semaines mettant en danger le fonctionnement de la province, ce qui est, à ce stade, bien loin d’être le cas. Périlleuse car cette mesure exceptionnelle révèle bien souvent un geste désespéré, un aveu d’échec : celui du dialogue social.

Un acte législatif impopulaire

« C’est une option qui coûte cher politiquement à utiliser », analyse Stéphanie Chouinard.

« Le droit de manifester et de contester est vu comme quelque chose d’important », rappelle la politologue au Collège militaire royal du Canada. « Une telle loi serait perçue comme une remise en cause du droit de grève. »

D’autant que jusqu’ici, les syndicats ont adopté une stratégie souple et graduelle, en préservant la routine des parents d’une confrontation radicale et en demandant des augmentations de salaires raisonnées et, plus ou moins, un statu quo dans les classes.

Élu en grande partie pour redresser les finances publiques, le gouvernement pourrait tout de même jouer la carte législative pour réaffirmer son intention d’être un champion de la rigueur budgétaire.

« Certaines décisions cavalières qui ne faisaient pas partie du programme électoral progressiste-conservateur ont changé, sur ce point, le vent de direction dans l’opinion publique », nuance toutefois la politologue, prenant l’exemple des investissements injectés dans les courses à chevaux.

« Ça a donné l’impression que le gouvernement parle de rigueur budgétaire seulement lorsque ça fait son affaire. Sa crédibilité fiscale a déjà été fortement entamée. »

Des précédents efficaces mais risqués

Malgré son impopularité et son caractère exceptionnel, la loi spéciale de retour au travail a été régulièrement utilisée par les gouvernements successifs provinciaux et fédéraux, tous bords politiques confondus. Elle a ainsi permis aux libéraux de Kathleen Wynne de mettre un terme, en 2017, à une grève de cinq semaines dans les collèges de la province.

Plus récemment, en 2018, le gouvernement Trudeau s’en est aussi servi pour éteindre un vent de révolte chez les facteurs de Postes Canada. L’année suivante, il a brisé, de la même manière, le mouvement des mécaniciens de locomotive du CN.

À chaque fois, la loi a coupé les jambes de manifestations populaires. Mais attention au retour de bâton. En 2012, sous le gouvernement McGuinty, le gel des salaires et le retour forcé au travail des enseignants anglophones s’étaient soldés par une contre-attaque judiciaire de leurs syndicats.

Rappelons que les quatre syndicats actuels (AEFO, FEÉSO, OECTA et FEÉO) sont partis en croisade judiciaire pour contrecarrer le plafonnement des salaires de la fonction publique à 1 %, inclus dans la loi 124, adoptée par voie législative en novembre dernier. Leurs velléités d’en découdre par tous les moyens juridiques restent donc intactes.

Sans compter qu’au risque de perdre de l’argent, s’ajouterait, pour le gouvernement, celui de compromettre les futures élections. Voilà qui rééquilibre la balance.

Un ministre sur le gril et une opposition aux aguets

Dans les couloirs de l’Assemblée législative, l’éventualité d’une loi spéciale revient de plus en plus dans les discussions. Dans les rangs de l’opposition, on veut croire encore à une sortie de conflit sans en passer par la case législative.

Néo-Démocrates et libéraux se préparent à mettre la pression maximum sur le gouvernement dès le retour en chambre prévu mardi, afin qu’il scelle une entente rapide avec les fédérations d’enseignants.

« J’espère que le gouvernement va s’asseoir à la table et négocier en bonne et due forme », prévient le néo-démocrate Guy Bourgouin. « Il n’y a aucune raison de passer par une loi spéciale. Fédérer la population contre les enseignants à travers les médias et les ramener de force au travail ne réglera pas le problème », ajoute le député de Mushkegowuk-Baie James, dont le parti a d’ores et déjà réclamé la démission du ministre de l’Éducation, Stephen Lecce.

« Que le premier ministre change de ministre, avec un différent mandat, et règle la situation une bonne fois pour toute », lance le porte-parole de l’opposition aux affaires francophones du Nouveau Parti démocratique (NPD). 

Les libéraux se montrent plus réservés.

« Ce n’est pas en changeant le ministre qu’on va changer la politique de Ford », est persuadée Amanda Simard. La députée de Glengarry-Prescott-Russell presse, elle aussi, le gouvernement à trouver un accord par la négociation. « Syndicats et gouvernement étaient près d’une entente mais le gouvernement est revenu pour ajouter des conditions. C’est inacceptable. On va demander des comptes. »

Elle ne craint cependant pas qu’une loi spéciale intervienne dans les prochains jours. Ce serait prématuré, juge-t-elle, le conflit ne paralysant pas la province depuis des semaines. « Techniquement, c’est encore trop tôt. Il n’y a pas de dommages, de périls, de menace. Ce ne serait pas non plus la bonne façon de gérer ce conflit car cela créerait un environnement confrontationnel qu’on ne veut pas. »

« Les enseignants se font 50 à 75 $ par jour pour aller se geler dehors dans le froid par -27 degrés. Ce n’est pas plaisant, c’est pour protéger à long terme l’éducation publique. »