Une rentrée scolaire inédite vue par trois anciens sous-ministres adjoints

De gauche à droite, Janine Griffore, Raymond Théberge et Mariette Carrier-Fraser, anciens sous-ministres adjoints à l’Éducation en Ontario. Montage ONFR+

TORONTO – Alors que le ministère de l’Éducation de l’Ontario s’apprête à dévoiler à quoi ressemblera la rentrée scolaire, en coulisses, les fonctionnaires évoluent sur le fil du rasoir, dans un contexte épidémique mouvant, entre garantir la réussite scolaire des élèves et éviter un dérapage sanitaire. Janine Griffore, Raymond Théberge et Mariette Carrier-Fraser, qui ont tous trois vécu l’envers du décor, livrent leur analyse à un moment charnière de l’enseignement ontarien.

Lorsqu’il était sous-ministre adjoint à l’Éducation de langue française de 2009 à 2012, Raymond Théberge a vécu de l’intérieur la crise du H1N1. Si l’épidémie de grippe qui a frappé la province et le monde, il y a dix ans, n’est pas comparable à celle que traverse l’Ontario avec le coronavirus, elle est révélatrice de la réaction gouvernementale en contexte de crise sanitaire dans le domaine de l’éducation.

« Il faut agir très vite, dans un contexte fluctuant, car la pandémie ajoute une couche de complexité », relate-t-il. « Mais que l’on soit en situation de crise ou typique, on demande toujours aux fonctionnaires de préparer des recommandations pour répondre aux besoins identifiés dans le milieu scolaire. On cherche aussi à s’appuyer sur les procédures déjà existantes et on consulte les différents joueurs du milieu. C’est un travail collectif. »

« Tout dépend du niveau de confiance »

Mais il arrive que, suivant le gouvernement ou même le caractère d’un ministre, le lien avec les fonctionnaires soit parfois distendu. Le temps médiatique des décideurs politiques coïncide rarement avec le temps administratif.

C’est ce que confie Mariette Carrier-Fraser. Sous-ministre adjointe de 1989 à 1993, elle a vu naître les conseils scolaires francophones et a pu jauger l’action politique, tous bords confondus.

« Les gouvernements fonctionnent tous différemment », rappelle-t-elle. « Certains impliquent beaucoup leurs fonctionnaires qui comprennent le système, d’autres moins. Tout dépend du niveau de confiance. Les ministres qui n’ont pas beaucoup d’expérience connaissent, en général, moins les fonctionnaires et veulent parfois gérer les choses eux-mêmes. »

Peu de temps pour prendre des décisions

À un mois de la rentrée scolaire, le compte-à-rebours est lancé et les yeux sont rivés sur le gouvernement Ford.

Son ministre de l’Éducation doit évaluer, en peu de temps, le plan de chaque conseil scolaire fondé sur trois scénarios – retour en classe, apprentissage à distance ou solution hybride articulant les deux approches – avant d’annoncer la couleur ce jeudi, selon plusieurs sources.

Ce calendrier serré, ajouté au yo-yo épidémique et à l’introduction d’un nouveau programme de mathématiques, a donné lieu à toutes sortes de spéculations, comme le report de la date de la rentrée pour mieux préparer les enseignants au nouveau contexte d’apprentissage, recruter plus de personnel ou encore, réorganiser les classes et les transports scolaires.

Raymond Théberge, sous-ministre adjoint à l’Éducation de langue française de 2009 à 2012. Archives ONFR+

Dans les couloirs du ministère, « le plus difficile dans la situation présente est l’incertitude autour de la pandémie, car il faut saisir quelle est la nouvelle norme à partir d’hypothèses qui changent de semaine en semaine », note M. Théberge.

C’est pour cette raison qu’en général, il donne plutôt « des orientations en laissant une marge aux joueurs pour s’aligner ».

« Il faut être flexible pour faire face à un facteur régional comme une éclosion. On ne peut pas prévenir à 100 % ce qui va arriver », dit-il.

Un travail de collaboration

Toute décision doit être réversible ou révisable, pense aussi Janine Griffore.

« Il y aura une réévaluation constante durant tout l’automne, car la situation peut changer rapidement », est convaincue l’ancienne sous-ministre adjointe à l’Éducation de langue française de 2012 à 2018.

La réussite du plan de rentrée reposera en grande partie sur la « collaboration étroite avec les conseils scolaires pour tenter de mettre en place des mesures préventives en cas de nouvelle flambée de COVID-19, lors de la réouverture potentielle des écoles ».

Janine Griffore, sous-ministre adjointe à l’Éducation de langue française de 2012 à 2018. Crédit image : TFO

Dans les bureaux, on est en train de « peser le pour et le contre ».

« On veut créer un environnement sécuritaire et l’intérêt du gouvernement est de ne pas propager une nouvelle flambée. Tous ces jeunes vont revenir à la maison et on ne veut pas créer une situation de transmission communautaire. »

« Il n’y aura pas une solution taille unique pour tout le monde » – Janine Griffore

L’autre élément clé, selon elle, est de cerner le plus tôt possible le plan de réouverture préférable pour donner aux acteurs de terrain le temps d’appliquer les protocoles et mesures préventives, de la conciergerie aux transports scolaires.

« Il n’y aura pas nécessairement une solution taille unique pour tout le monde », anticipe Mme Griffore « car la situation varie d’une région à l’autre ».

Dans cette phase cruciale, le réel dernier mot ne reviendra cependant ni au ministre ni aux conseils scolaires.

« Les décisions des conseils scolaires seront éclairées par les médecins hygiénistes des bureaux locaux de santé, ainsi que par le médecin hygiéniste en chef qui analyse les flambées de pandémie partout dans la province. »

Idéologie, pressions et marge de manœuvre

Si les fonctionnaires sont politiquement neutres, les ministres, eux, opèrent des choix en fonction des rapports des fonctionnaires, mais aussi d’une ligne politique, faisant face, par ailleurs, à des pressions multiples. Les déclarations politiques précoces et les jeux d’influence, que ce soit des parents, des conseillers scolaires ou des syndicats, sont une variable de l’équation.

Le premier ministre a ainsi annoncé sa préférence pour une rentrée pleine, quelque temps après avoir déclaré une limite à 15 élèves par classe, ravivant le débat sur le recrutement d’enseignants en contexte de pénurie.

Mariette Carrier-Fraser, sous-ministre adjointe à l’Éducation de langue française de 1983 à 1997. Archives ONFR+

« La pression peut venir de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur », indique Mme Carrier-Fraser, d’autant qu’en éducation, comme en santé, « tout le monde pense être un expert et avoir la réponse absolue, car il est passé un jour où l’autre par le système. »

Un ministre prend aussi ses décisions en fonction de sa marge de manœuvre budgétaire et même, de sa sensibilité, rappelle Mme Carrier-Fraser.

« Un ministre qui a un bagage dans les services sociaux ne réagira pas pareil qu’un ministre qui a un bagage dans les affaires. »

Savoir tirer les leçons des expériences passées devra aussi pencher dans la balance, estime Mme Griffore, pour qui l’école à distance n’a pas été un échec, mais a connu des accrocs.

« Ça a été une situation réussie dans le sens où les gens ont été capables de rejoindre les élèves en très peu de temps », mais cette expérience, si elle est reconduite en partie, « doit servir à la province afin qu’elle en tire des leçons ».