25 ans plus tard : l’impact des fusions de municipalités sur les francophones
Vous souvenez-vous des fusions de municipalités en Ontario? Cette réforme de la fin des années 1990 sous l’égide du gouvernement conservateur de Mike Harris, dans le contexte de la « Révolution du bon sens », a notamment relégué des villages francophones à de simples circonscriptions ou quartiers, entraînant une diminution significative de leur visibilité et poids politique. Presque 25 ans après, les conséquences sur la minorité francophone n’ont jamais vraiment été établies. Plusieurs experts et figures politiques de l’époque parlent d’une dilution de la francophonie.
Porté par un mandat renouvelé, le gouvernement conservateur dévoile en 1999 son ambitieux plan de restructuration des municipalités régionales à deux niveaux. Hamilton-Wentworth, la cité de Toronto, Ottawa-Carleton et Sudbury se retrouvent, entre autres, au cœur de cette réorganisation majeure, indique Serge Dupuis, dans un rapport intitulé Progrès, résistances et opportunités : le bilinguisme municipal dans le Grand Sudbury, publié en 2023.
Une loi visant à rationaliser le nombre de politiciens et de fonctionnaires municipaux est alors annoncée en première ligne : la Loi de 1999 réduisant le nombre de conseillers municipaux. Il y a un quart de siècle, cette décision avait pour but de réaliser des économies substantielles.
Même si le bilan est un exercice maintes fois qualifié de difficile, il n’empêche que la situation des francophones semble avoir été – en partie – affectée et, à d’autres égards, favorable, dans ces unions.
De nombreuses lois ont été adoptées pour préciser davantage les fusions à travers la province. Entre 1998 et 2002, des amalgamations ont été observées dans l’ensemble de l’Ontario (lois de 1999 sur la ville d’Ottawa, sur la ville du Grand Sudbury, sur la ville de Norfolk, Loi de 2001 sur la fusion des municipalités…).
Denis Vaillancourt était, à cette époque, directeur de l’éducation au Conseil des écoles séparées catholiques de langue française de Prescott-Russell et du Conseil scolaire de district catholique de l’Est ontarien. Il a notamment été témoin du renouveau dans la gestion des conseils scolaires francophones en Ontario. D’après lui, l’amalgamation des municipalités qui s’est déroulée en parallèle a eu pour effet « la dilution de la francophonie ».
Vanier est un exemple évident de cette perte de contrôle, suggère Francine Charlebois. Aujourd’hui installée à Clarence-Rockland dans l’Est ontarien, elle est née à Vanier en 1954. Lors de la fusion des municipalités, elle vivait à Gloucester qui a également fusionné avec Ottawa.
« Vanier était un gros village franco-ontarien. Enfant, tout ce qui m’entourait était en français », se souvient-elle.
À presque 70 ans, cette Franco-Ontarienne est d’avis que les choix faits par la Ville d’Ottawa, au cours des 25 dernières années, pour le quartier de Vanier n’ont pas toujours pris en compte les intérêts de la population majoritairement francophone.
« Le gouvernement municipal de Vanier devait défendre les intérêts de la communauté. Je suis convaincue que nous n’aurions jamais été contraints d’accueillir le mega-abris de l’Armée du Salut dans notre communauté déjà désavantagée, par exemple. »
Deux décennies après les fusions, Denis Vaillancourt estime d’ailleurs que Vanier, « avec peine et misère, tente de préserver son identité. Il est évident qu’il y a eu, selon moi, une certaine dissolution de notre francophonie locale, un phénomène que l’on constate également dans les comtés de Prescott et Russell », croit-il.
Une représentation francophone quasi nulle
« On a perdu le contrôle de notre francophonie, on a perdu le bout du bâton », soupire Mme Charlebois.
Ancien et dernier maire de Vanier, Guy Cousineau se souvient bien de la fusion des municipalités. « Nous ne pouvions rien empêcher. On avait un meilleur contrôle parce qu’on était une petite municipalité et puis on avait une bonne représentation pour prendre les bonnes décisions. »
« Lorsque c’était Vanier, tout se déroulait en français », reprend-il. « Nos réunions se déroulaient en français, mais on pouvait aussi accommoder les anglophones. Les deux communautés ont toujours été très bien servies à Vanier. Aujourd’hui, beaucoup des employés à la Ville d’Ottawa sont unilingues anglophones. »
M. Cousineau n’a aucun souvenir de plaintes concernant les services en français dans le temps où il était le maire. Bien qu’il reconnaisse le travail de Stéphanie Plante, conseillère municipale du quartier Rideau-Vanier et de son prédécesseur Mathieu Fleury, il exprime des regrets quant à la représentation actuelle du quartier, soulignant que la communauté ne dispose désormais que de Mme Plante pour la représenter.
Même son de cloche pour Diane Doré, ancienne conseillère municipale de Vanier, aujourd’hui présidente de la Fondation Pauline Charron. « À ce moment-là (en 1999), nous étions cinq conseillers municipaux, alors clairement, la dynamique n’est plus la même », suggère-t-elle.
« Le poids politique a changé radicalement. Le contact que le conseiller municipal avait avec sa population était beaucoup plus important et personnel. Tandis que là, on se retrouve dans une foule d’une population d’un million. »
Selon les dires de Mme Doré, les personnes âgées francophones sont également touchées, ayant moins d’aisance à s’exprimer en anglais. Elle souligne que l’accès à un service municipal en français à la Ville d’Ottawa n’est plus aussi facile qu’à l’époque de Vanier.
« Cette fusion a entraîné – un peu – une perte de notre unité et de notre sentiment d’appartenance. Cependant, les associations de Vanier s’efforcent activement de réunir la communauté francophone. »
Une perte de vitesse pour l’avenir des francophones
Ailleurs dans la province, comme à Sudbury, Sonia Inkster affirme avoir vu sa municipalité changer. Dans l’amalgamation de Sudbury, nous retrouvions alors les villes de Capreol, Onaping Falls, Nickel Centre, Rayside-Balfour, la cité de Valley East et Walden.
« L’offre active et la confiance des francophones en a souffert », estime-t-elle. « Dans les magasins, la moitié des employés étaient francophones dans les années 1970, mais par la fin des années 1990, c’était une belle surprise d’entendre quelqu’un s’exprimer en français en public. »
Sonia Inkster a quitté le Grand Sudbury en 2002, à la suite des fusions, et y est retournée quelques années plus tard en 2015. Selon ses observations, d’importants changements ont eu lieu dans le transport en commun, le système de santé, l’accès au gouvernement local et même dans les services en français.
« Les petites villes ont vu leur autonomie diminuer, une partie de leur identité s’effacer, mais également un accès réduit aux services de santé, à l’éducation et aux activités récréatives. »
Dans la même veine, Diane Doré exprime sa frustration en soulignant qu’« au début, nous avions notre propre plan d’urbanisme, nous maîtrisions nos infrastructures et nos services. Aujourd’hui, c’est presque comme si nous étions devenus un dépotoir. Alors, comment pouvons-nous nous sentir considérés? »
D’après Luc Turgeon, professeur agrégé d’études politiques à la faculté des Sciences sociales de l’Université d’Ottawa, vers la fin des années 1990, les recommandations d’un rapport qui ont conduit aux fusions municipales préconisaient initialement de déclarer bilingue la Ville d’Ottawa. « Cependant, cette proposition n’a pas été concrétisée, et M. Harris ne l’a pas intégrée dans la législation, ce qui a posé problème pour la communauté francophone. »
L’ancien maire Cousineau se rappelle que « le gouvernement Harris avait pris en compte toutes les recommandations dans cette fusion, sauf la reconnaissance officielle du bilinguisme de la Ville ».
En 2001, la municipalité a adopté une politique sur le bilinguisme et en 2017, la province lui a emboîté le pas, bien que cette loi s’en remette aux règlements adoptés par la Ville d’Ottawa.
Si cette politique municipale sur le bilinguisme a permis à certaines parties de la ville d’instaurer des services en français, dans le quartier de Vanier, la solide identité francophone préexistante a quelque peu disparu au cours du processus de fusion, explique M. Turgeon.
Des objectifs ratés dans la fusion des municipalités
Selon lui, les amalgamations ont changé la donne politique dans les grandes villes. « Les centres étaient plus à gauche et la banlieue était plus conservatrice. Ça faisait l’affaire de M. Harris, en quelque sorte. »
« D’ailleurs, l’ancien maire de Toronto Rob Ford n’aurait peut-être pas été élu avant les fusions municipales. On a fait en sorte que la culture politique des villes est devenue légèrement plus conservatrice parce que, dans certains cas, on a même ajouté des zones rurales. On oublie qu’Ottawa est énorme en superficie. »
M. Turgeon explique que la taille des budgets des municipalités n’a pas du tout diminué, mais au contraire, a augmenté.
D’après Mathieu Fleury, ancien conseiller municipal de la Ville d’Ottawa, les fusions municipales étaient impopulaires, mais d’un autre côté, si on regarde l’Ouest d’Ottawa, les quartiers comme Kanata ou Nepean peuvent maintenant jouir de plusieurs écoles francophones. « Sans la fusion, on constate que l’on n’aurait jamais eu de services en français dans les bibliothèques ou dans les centres de loisirs. »
Cependant, la réduction des coûts ou des employés municipaux, comme le prévoyait cette réforme, n’a pas vraiment eu lieu. « Ce qui demeure, c’est qu’il y a des enjeux de gouvernance et de financement. Plus que jamais, les villes sont en compétition les unes contre les autres », croit-il.
Outre le fait français, aujourd’hui encore, la fusion des municipalités soulève toujours les mêmes questions. Ces réformes ont-elles réellement abouti à des économies?
Selon Mathieu Fleury, la non-atteinte des objectifs par l’ancien gouvernement conservateur s’explique peut-être par le fait que les réformes n’ont pas anticipé les évolutions sociétales à venir. Il souligne l’émergence de nouveaux domaines, tels que les aspects technologiques et l’accessibilité, ainsi que le transfert de responsabilités provinciales devenues municipales.
Cette constatation met en lumière le fait que la fusion des municipalités, au lieu d’atteindre les objectifs initiaux, a en réalité, empêché les communautés francophones de s’autogérer.