
Lionel Lehouillier, se battre pour ce qu’on ne dit pas

[LA RENCONTRE D’ONFR]
Lionel Lehouillier est bien connu dans le monde du théâtre franco-ontarien, particulièrement dans la région d’Ottawa-Gatineau. Cet artiste trans-masculin non-binaire est l’une des premières personnes de la diversité de genre à avoir été visible sur les planches de la région. Les droits des personnes marginalisées, l’évolution de la langue française et l’engagement communautaire sont ses principaux chevaux de bataille.
« Vous avez grandi à Laval, au Québec. Qu’est-ce qui vous a amené à Ottawa?
C’était un ancien copain. Lui ne parlait pas un mot de français, et moi j’étais bilingue. J’ai fait un baccalauréat en théâtre à l’Université d’Ottawa, puis une maîtrise en théorie théâtrale et dramaturgie. Je me suis penché sur le théâtre d’objets et la marionnette.
J’ai eu mes premiers rôles avec le théâtre Dérives urbaines (Gatineau). Ensuite, on a fait une grosse tournée avec un spectacle jeunesse qui s’appelait Les z’aventures de Zozote. On était étudiants et on avait gagné des prix à Contact ontarois. Ça a vraiment propulsé nos carrières.
Qu’est-ce que vous aimez dans la marionnette et le théâtre d’objets?
Il y a quelque chose d’extrêmement humble à faire de la marionnette. Il faut que tu t’effaces devant l’objet. Le théâtre d’objets est l’inverse : pour que l’objet vive, l’acteur doit surjouer, mais on est encore au service de l’objet.
Je suis aussi quelqu’un de très communautaire, et je trouve que la marionnette rejoint ces valeurs. On est tellement loin du vedettariat!
Quand j’étais au CÉGEP, j’ai vu Ubu sourd la table du Théâtre de la pire espèce, une compagnie montréalaise de théâtre d’objets. Leur pièce Ubu sur la table a été traduite dans plusieurs langues. Je l’avais vue adaptée en langue des signes. J’avais trouvé ça extrêmement beau.
La roue tourne, puisque vous préparez maintenant Les enfants valises. Que pouvez-vous nous dire à ce propos?
C’est un spectacle jeunesse sur le divorce, l’homoparentalité et la culture sourde. Ce devait être du théâtre d’objets, mais j’ai réalisé que ce n’était pas approprié pour des acteurs sourds, car ils communiquent avec les mains.
Je suis allé prendre des cours de LSQ (langue des signes québécoise). J’ai rencontré des gens qui ne sont pas acteurs, mais qui auraient aimé l’être si les structures étaient adaptées à leurs besoins. Donc, j’ai adapté ma structure.
Vous travaillez également sur un projet de théâtre documentaire, 1-90 Perreault Est. C’est inspiré de votre grand-père, un criminel de Rouyn-Noranda assassiné en 1975. De quelle façon ce projet a-t-il changé votre perception de la criminalité?
Les gens que j’ai interviewés m’ont raconté que la police arrivait toujours ‘en retard’, sachant qu’un crime allait se passer. Et comme personne ne se dénonçait, ils concluaient qu’il n’y avait pas de témoins. C’est pour ça que mon grand-père est mort, et que le meurtrier et sa complice ont été déclarés non coupables pour cause de légitime défense.

Je me suis posé la question : pourquoi le crime est-il toujours individuel? Il y a une fonderie en plein milieu de la ville qui est en train de tuer la population à petit feu, au nom du profit. Comme c’est une structure organisée, c’est la faute de tout le monde et de personne. Il n’y a pas de conséquences, car le code criminel est écrit de manière à individualiser le crime.
Quel est votre projet le plus marquant?
Il y a bien sûr Laitue matinal.e, un projet complètement par et pour. Il y avait peut-être une ou deux personnes qui n’étaient pas trans, mais toute l’équipe de création était queer. C’était un défi de trouver ces personnes, mais qui a tellement valu la peine. Je n’avais jamais compris ce qu’était un safe space jusqu’à ce que je fasse ce projet.
Aussi, on avait la force du nombre. Quand il y avait des choses qu’on voulait, ce n’était pas juste l’opinion de Lionel, LA personne trans du spectacle.

Qu’avez-vous fait changer, par exemple?
On voulait dégenrer les toilettes pour la semaine de représentations à La Nouvelle Scène Gilles Desjardins. Habituellement, on me répond que ça risque de mettre les gens mal à l’aise. J’ai pu dire : ‘Vous avez raison. Nous sommes extrêmement inconfortables de jouer dans un théâtre où les toilettes sont genrées alors qu’on fait un spectacle sur l’identité trans.’
Ils ont simplement changé les écriteaux. Ce n’était pas très compliqué. Et depuis ce jour, les toilettes ne sont pas genrées à La Nouvelle Scène.
Vous étiez déjà artiste professionnel quand vous avez fait votre coming out trans en public. Comment ça s’est passé?
C’était pendant un micro ouvert aux Feuilles vives (un événement de Théâtre Action qui propose des œuvres en chantier). J’avais décidé d’enlever le pansement d’un coup. Il y avait beaucoup d’artistes de l’Ontario français, donc je savais que l’information allait circuler par elle-même.
Ça a été un moment charnière. Tout à coup, je n’avais plus les mêmes rôles. Aussi, ça voulait dire qu’il pouvait y avoir plus de représentation trans sur les scènes, car on ne veut pas nécessairement donner des rôles de personnes trans à des personnes cisgenres (non-trans).
J’étais entouré de mes pairs. C’était un super beau moment, très touchant. J’ai reçu une immense vague d’amour.
Comment le théâtre vous a-t-il aidé à vous trouver dans votre identité?
Quand je vais au théâtre, j’essaie de me demander quelles sont les informations manquantes. Je peux dire que Laitue matinal.e était intrinsèquement blanc. Qu’est-ce que je dis sans le dire, quand je monte sur scène pour parler de la transidentité en français au Canada? Qu’il y a un grand manque de représentation non-blanche. Parfois, vivre de manière authentique est un privilège.

Je trouve qu’il y a encore de gros problèmes quand ça vient au théâtre trans au Canada, surtout en français. Il y a énormément de projets qui sont portés par des personnes non-concernées. Ce sont leurs spectacles qui sont achetés et qui ont de la visibilité.
Ça fait en sorte que les représentations trans ne sont pas incarnées. Ça crée cette notion qu’une femme trans est un homme déguisé, puisque le comédien est simplement un homme habillé en femme.
J’ai déjà été voir un spectacle où ce qui se passait sur scène était à la limite de la transphobie. Je voyais une partie du public me regarder pour voir comment je réagissais. J’étais comme un filtre du spectacle, ce qui fait en sorte que j’ai quitté car j’étais très inconfortable.
Sentez-vous que vous devez absolument parler de transidentité dans vos spectacles?
Je pense que le fait que je sois sur une scène, c’est déjà de déstigmatiser. C’est certain que j’essaie d’avoir un angle revendicateur, sans nécessairement être trans. Dans 2042, avec le Théâtre français du Centre national des Arts, je faisais un parallèle avec le jeu d’échec. Si un pion se rend complètement de l’autre côté, il peut devenir ce qu’il veut. Mais combien de pions se sont fait manger avant qu’un seul se rende au bout?
J’avoue que parfois, j’ai juste envie de juste faire de la marionnette.
Mais je ne vois pas le fait d’avoir des rôles parce que je suis trans comme quelque chose de négatif. C’est ce qui fait que je me démarque et que je vis de manière authentique.

J’ai l’impression qu’on a de la difficulté à accepter que plusieurs choses puissent être vraies en même temps, comme si critiquer voulait dire détester. Je dénonce un agissement, mais je ne pense pas que cette personne n’est qu’une action.
Dans Laitue matinal.e, il y avait des passages où vous parliez de façon non genrée pour tout, incluant les objets. Est-ce que c’était aussi complexe à comprendre pour vous que pour les spectateurs?
Une des beautés de l’art, c’est la liberté artistique. La langue française que je vais utiliser, c’est la mienne. Ce n’est pas grave si ça ne fonctionne pas grammaticalement. Cette idée de reprendre le droit d’exister dans sa langue, c’était très empouvoirant.
Y a-t-il un parallèle à faire avec l’insécurité linguistique vécue par les francophones en milieu minoritaire?
C’est une des raisons pour lesquelles je voulais travailler avec Xénia (Gould, qui jouait dans Laitue matinal.e). Parce que c’est une personne transféminine, une extraordinaire interprète, mais aussi une Acadienne.
Il y a une intersection. C’est une réappropriation de la langue en situation minoritaire.
À mes yeux, la francophonie canadienne est intrinsèquement queer. Parce que c’est vivre dans la marge, se lever le matin et décider que tu vas te battre pour exister.
Vous dites que vous avez dû apprendre l’anglais pour être capable de vous nommer…
J’ai commencé à me questionner sur mon identité de genre autour de 2015. Je suis allé sur les réseaux sociaux anglophones, parce qu’il n’y avait rien en français. C’est là où j’ai découvert le mot genderqueer. Quand j’ai su que la non-binarité existait je me suis dit : ‘Ok, je ne suis pas fou. Je suis juste francophone.’

C’est une réalisation violente. Quand les gens me disent qu’il faut protéger le français, ils sont en train de me dire que je suis une menace pour ma propre langue maternelle.
Qu’est-ce que l’anarchie linguistique?
C’est la désinstitutionalisation et déhiérarchisation de la langue. La langue appartient à tout le monde, pas seulement à une dizaine d’hommes autour d’une table quelque part en France.
Pourtant, la langue change tout le temps pour refléter la réalité. Je trouve ça très transphobe qu’on ne veuille pas inventer des mots pour désigner des humains. L’Office québécois de la langue française a popularisé le mot courriel. Ils ont même inventé divulgâcher avant d’accepter le pronom iel!
Vous donnez des ateliers sur le sujet. En quoi consistent-ils?
J’explique ce qu’est une langue, la linguistique, l’Académie française et son histoire.
On n’invente rien. On redécouvre. Par exemple, quand le mot autrice a refait son apparition, les gens étaient outrés. Pourtant, on dit spectatrice, traductrice, actrice.
L’Académie française a été fondée par des gens d’Église, comme le cardinal Richelieu, pour qui la femme était inférieure. Comment on insère ce message de façon globale? En le mettant dans la langue. On crée des règles comme : le masculin l’emporte sur le féminin.
Tous les termes qui étaient neutres en latin, on les a donnés au masculin.
Vous considérez-vous Franco-Ontarien?
Dernièrement, j’entends beaucoup de gens dire que je suis Franco-Ontarien. C’est une question complexe. J’ai grandi en français dans une province francophone. Je ne savais pas ce qu’est l’oppression linguistique avant de sortir du Québec.
On se fait dire qu’on est le dernier drapeau de la francophonie sur ce grand territoire et qu’on se doit d’être un pays parce qu’on est le dernier bataillon. Mais à la seconde où tu me dis qu’il y a des francophones à l’extérieur du Québec, ce discours-là n’est plus vrai.

Je serai toujours Québécois, j’ai une appartenance au Québec. Là où il y a une contradiction, c’est qu’autant je ne pense pas que j’ai le droit de revendiquer cette identité-là… j’aime vraiment beaucoup quand les gens disent que je suis Franco-Ontarien! Parce que mes pairs me reconnaissent comme l’un des leurs.
C’est non-binaire là aussi…
Exactement. J’étais récemment au congrès du Conseil québécois LGBT et on m’a demandé quelle est mon identité de genre. J’ai répondu : je ne sais pas. En ce moment, j’utilise beaucoup le terme bigenre. J’ai comme deux identités : une binaire/homme, et une autre non binaire/autre.
Je suis assis entre deux chaises. C’est un peu ça aussi pour le Québec et l’Ontario. Je suis assis sur le pont. Mais je travaille surtout à Ottawa, je ne suis pas embauché à Gatineau. C’est aussi là que je me dis que l’Ontario français est queer. C’est une communauté qui m’a accueilli.
Dans votre rôle comme président de Trans Outaouais, sentez-vous que vous pouvez faire une différence*?
Je fais beaucoup de travail invisible. À cause de ça, j’ai souvent l’impression que je n’en fais pas assez. Il y a beaucoup de travail dans l’ombre : des tables de conversations, des congrès, des kiosques d’information, rédiger des lettres de plaintes, rencontrer des députés…
Par exemple, quand le rapport du comité de sages (à Québec) de 300 pages est sorti, on s’est mis plusieurs organismes ensemble et on s’est séparé la lecture pour pouvoir l’analyser rapidement. Comme ce sont des personnes cisgenres qui ont fait un état des lieux avec un point de vue cisgenre, sur une réalité qui n’est pas la leur et qu’ils ne comprennent pas, ils ont donné le même poids à toutes les opinions, dont des opinions transphobes. C’est très épeurant d’en voir les répercussions, surtout avec ce qui se passe aux États-Unis ou en Angleterre.
Vous jouez aussi dans Hippocampe, qui sera présenté aux Zones théâtrales en septembre. Que pouvez-vous nous dire de ce projet?
Marc-André Charron, le directeur artistique de Satellite Théâtre à Moncton, m’a parlé de son projet Hippocampe, à propos de la paternité. Il m’a expliqué que le titre faisait référence à une glande dans le cerveau qui est responsable de la mémoire, et aussi aux hippocampes, la seule espèce animale où c’est le mâle qui porte le bébé. C’est là que je lui ai appris qu’un homme trans qui porte son propre bébé, on appelle ça un hippocampe.

Il a mis ça dans son spectacle et m’a invité à jouer dedans. J’ai un minuscule rôle, je suis un peu l’oracle qui apporte un nouveau point. Je me suis senti très privilégié qu’on me fasse venir jusqu’à Moncton pour un tout petit rôle.
Vous êtes Artiste associé TD au Théâtre de la Vieille 17. En quoi ça consiste?
Geneviève Pineault, directrice artistique de la Vieille 17, a fait un partenariat avec la Banque TD pour créer ce genre de poste qu’on ne voit plus beaucoup de nos jours. Je dois réfléchir à la pratique. Avoir une certaine rémunération fait que je n’ai pas à me stresser d’être ‘juste’ en train de me questionner sur la façon de faire du théâtre.
L’an prochain, je vais faire une activité de médiation culturelle qui va durer toute l’année. Je pense que ce sera en lien avec la violence conjugale… Il y a une surreprésentation des personnes trans et il n’y a pas de services. Les personnes se font refuser l’accès aux ressources pour femmes.
Vous êtes aussi directeur artistique du Théâtre Tremplin. Pourquoi c’est important d’avoir ce théâtre communautaire francophone à Ottawa?
Ça ramène le théâtre à sa forme pure, une forme d’expression accessible à tout le monde.
Le Tremplin a une mission pour la relève, ce qui ne veut pas nécessairement dire jeune. Par exemple, Marie-Thé Morin a fait sa première mise en scène avec nous. Il y a moins de pression parce qu’on est là pour avoir du plaisir.
Notre mandat est la dramaturgie franco-ontarienne. En ce moment, on fait beaucoup de création. Ça donne aussi la chance à des auteurs d’essayer des choses. »
*Quelques jours après la publication de cette Rencontre d’ONFR, Lionel Lehouillier a annoncé son départ de Trans Outaouais en dénonçant la situation des personnes trans au Québec. Il affirme qu’il recentrera son activisme dans sa pratique artistique.
LES DATES-CLÉS DE LIONEL LEHOUILLIER
2016 : Obtient sa maîtrise en Théorie théâtrale et dramaturgie de l’Université d’Ottawa.
2018 : Fait son coming out trans pendant les Feuilles vives.
2023 : Création de Laitue matinal.e avec le Théâtre Catapulte et le Théâtre du Trillium
2022 : Participe à la fresque identitaire Un. Deux. Trois. de Mani Soleymanlou, avec une quarantaine d’interprètes
2024 : Est nommé Ariste associé au Théâtre de la Vieille 17 pour un mandat de trois ans.