Les tribunaux fédéraux pourraient cesser de traduire des jugements en raison d'un «déficit de financement»
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Faute de moyens, les tribunaux fédéraux se disent en incapacité de respecter leurs obligations linguistiques 

Les tribunaux fédéraux pourraient cesser de traduire des jugements en raison d'un «déficit de financement»
La Cour fédérale du Canada à Ottawa. Photo: La Presse canadienne/Sean Kilpatrick

OTTAWA —  Les tribunaux fédéraux préviennent qu’ils pourraient ne plus être en mesure de respecter leurs nouvelles obligations linguistiques concernant la traduction de jugements, en raison d’un manque de ressources financières.

C’est ce qu’indique le plan ministériel de 2025-2026 du Service administratif des tribunaux judiciaires (SATJ), qui fournit des services juridiques et de greffe aux tribunaux fédéraux, soit la Cour d’appel fédérale, la Cour fédérale, la Cour d’appel de la cour martiale du Canada et la Cour canadienne de l’impôt.

Dans ce rapport, le SATJ soutient que des coûts non discrétionnaires, comme les services de traduction, les services de protection, les services informatiques, les sténographes judiciaires, les transcriptions et d’autres frais semblables, impactent les finances de l’organisation.

« Ces coûts fluctuent principalement selon le volume, le type et la durée des audiences tenues au cours d’une année donnée (…) et peuvent limiter la flexibilité financière de l’organisation », étale le plan ministériel.

Le budget alloué par le gouvernement fédéral au SATJ augmente légèrement, passant de 205 millions de dollars en 2024-2025 à 208 millions de dollars pour 2025-2026. Il est prévu qu’il redescende par la suite à 167 et 125 millions de dollars au cours des deux années suivantes, une baisse notamment due à la fin de financement temporaire. Le SATJ n’est pas touché par la réduction des dépenses au fédéral. Le gouvernement Carney a demandé aux ministères et agences fédérales de réduire leurs dépenses de 15 % d’ici 2028-2029.

« Bien que nous ayons reçu un afflux important de fonds ABS (affectations à but spécial), les opérations principales du SATJ sont actuellement confrontées à des risques financiers significatifs qui ne peuvent pas être absorbés par le budget régulier de 2025-2026 », prévient la branche administrative des cours fédérales.

L’une des pressions financières avancées par le SATJ concerne les nouvelles exigences linguistiques : publier simultanément dans les deux langues officielles les décisions ayant valeur de précédent, ainsi que les questions de droit d’intérêt public ou d’importance nationale. Ces nouvelles obligations ont fait partie de la modernisation de la Loi sur les langues officielles, adoptée en 2023 par le gouvernement Trudeau.

« L’impact sur les opérations du SATJ est très significatif et nécessite une utilisation accrue de ressources. Le SATJ ne dispose pas présentement du niveau approprié de ressources afin de répondre aux exigences de la nouvelle loi », affirme sans détour l’organisation judiciaire.

Dans le budget de 2024, le fédéral a alloué 9,6 millions de dollars sur trois ans aux tribunaux fédéraux pour se conformer à leurs nouvelles exigences linguistiques.

Inquiétude chez les juristes francophones

Ce n’est pas la première fois que le SATJ fait état de difficultés financières l’amenant à prévenir qu’elle ne pourra respecter ses obligations vis-à-vis la Loi sur les langues officielles (LLO). L’an dernier, nous avions rapporté les difficultés financières des tribunaux fédéraux, le SATJ soutenant que, sans influx financier, il « serait contraint de cesser ses opérations de traduction et de révision ».

« Ça nous inquiète cette situation », lance Justin E. Kingston, le président de la Fédération des associations de juristes d’expression française de common law (FAJEF), en entrevue.

« Ça serait certainement préjudiciable, car c’était exactement l’objectif de la modification de la LLO, soit de régler l’asymétrie des droits linguistiques », rappelle ce dernier.

La FAJEF, qui représente sept associations provinciales de juristes d’expression française, appelle le fédéral à allouer davantage de moyens financiers aux tribunaux fédéraux.

Justin E. Kingston est le président de la Fédération des associations de juristes d’expression française de common law (FAJEF). Photo : site internet de la FAJEF

L’organisation d’avocats ne souhaite pas un retour à la situation précédant la modernisation de la LLO en 2023, période marquée par de « grosses lacunes concernant les obligations en français au sein des tribunaux fédéraux », avance Justin E. Kingston.

« Il y a eu des années de travail pour modifier la Loi sur les langues officielles et là on est en train de recevoir un rapport qui dit qu’on ne va pas avoir les ressources pour respecter les modifications que tout le monde a travaillé tellement fort à mettre en place », s’inquiète le président de l’association de juristes francophones.

La FAJEF craint alors une situation où les droits linguistiques se retrouveraient « dans un élément de stagnation ».

« Si on ne fait pas ça (allouer plus de ressources), on va se retrouver dans une circonstance où il y aura une asymétrie des droits linguistiques ou encore pire, des droits linguistiques fictifs. On ne peut pas dire que tout va être bilingue, mais ne pas traduire les décisions des tribunaux », dénonce M. Kingston.

L’intelligence artificielle pour la traduction

Parallèlement, la Cour fédérale a annoncé dans une mise à jour la semaine dernière qu’elle accentuerait l’utilisation de l’intelligence artificielle pour y effectuer la traduction en anglais et en français de décisions rendues.

« Des outils d’intelligence artificielle sont maintenant utilisés pour appuyer les spécialistes de la langue qui traduisent les décisions de la Cour fédérale. Les outils sont complémentaires à la traduction — ils ne remplacent pas l’humain qui fait le travail », prévient le tribunal fédéral.

La Cour fédérale précise qu’un « système de contrôle » a été mis en place pour que « la traduction soit fidèle aux motifs originaux et rende bien l’issue de l’instance ».

« La Cour n’utilisera pas l’IA, tout particulièrement les outils décisionnels automatisés, pour rendre ses jugements et ses ordonnances, sans tenir au préalable des consultations publiques », assure-t-on.