Alina Sklar : La justice en français à cœur
[LA RENCONTRE D’ONFR]
Avocate engagée pour les droits linguistiques et l’accès à la justice en français en Ontario, Alina Sklar défend avec passion les iniquités dans un domaine où le respect de l’exactitude des mots et de leurs nuances est primordial. Également très impliquée dans la communauté francophone de Toronto, elle reste fidèle à des valeurs altruistes, guidant les différentes causes humaines, politiques et sociales auxquelles elle croit.
« Vous parlez français, russe et anglais. Parlez-nous de vos origines…
Je suis d’origine ukrainienne et juive, née en Israël où ma famille a déménagé après la chute de l’URSS. Par la suite, ma famille s’est installée à Montréal lorsque j’étais enfant. Ainsi, j’ai grandi dans un environnement entièrement francophone et je suis allée à l’école en français. J’ai plus tard appris l’anglais par moi-même en m’immergeant au sein du Collège Dawson (Cégép), avant d’aller à l’école de droit à l’Université d’Ottawa (Droit civil et Common Law).
Avec le multiculturalisme se pose un questionnement identitaire, car la langue, au-delà des mots, c’est la culture. Ma langue de réflexe, celle dans laquelle je compte, celle de ma vie personnelle, c’est le français. Ma langue de famille, c’est le russe, et ma langue de travail, l’anglais. Toutes ces facettes font partie de moi.
Qu’est-ce qui vous a amenée à travailler dans le droit?
En grandissant, j’observais le pluriculturalisme de Montréal avec beaucoup d’intérêt et j’étais frappée par les clivages et incompréhensions dans la société entre les différents groupes d’individus, ainsi que les injustices et la souffrance qui en découlent.
Pour moi, la clé en était la compassion, savoir se mettre à la place de l’autre, et aussi la compréhension des situations. J’ai décidé de m’orienter vers un métier qui me permette d’acquérir les connaissances et les compétences afin de défendre les intérêts d’une société meilleure au service des causes qui me paraissent justes. Je devais avoir 10 ans lorsque j’ai compris que je voulais être avocate.
Quelles sont vos spécialités juridiques?
Je travaille principalement en droit pénal (criminel), mais également en immigration, protection des réfugiés et en droit civil. Plus que le droit seul, mon travail se joue également à un niveau sociétal et humain. Pour arriver à améliorer les choses, il est nécessaire de regarder attentivement l’obscurité et les fléaux qui existent dans notre société, et ce, dans l’objectif de comprendre d’où la souffrance nait. Comprendre la nature humaine, son interaction avec notre société et la balance entre les deux me passionne.
Avez-vous beaucoup de clients francophones?
J’ai choisi d’ouvrir mon cabinet à Toronto car j’ai très vite compris que les justiciables francophones n’ont pas encore accès une justice réelle en français. Parfois, je peux avoir 70 % de clients francophones, mais en ce moment c’est plus 50 %. En général, la répartition est assez équilibrée.
En œuvrant en tant qu’avocate francophone à Toronto et en Ontario, cela représente malheureusement beaucoup de travail additionnel afin de faire reconnaitre dans la pratique des droits acquis sur papier (dans nos législations et jurisprudence).
Régulièrement, je me fais reprocher, dans la gestion de mes dossiers, que ma revendication de l’accès à la justice en français pour mes clients francophones est simplement une stratégie, qu’il s’agit d’un privilège et pas d’une nécessité ou un droit (surtout lorsque mon client comprend l’anglais également). Ces situations sont frustrantes, mais je ne change pas ma position ferme concernant l’application des droits linguistiques devant les tribunaux en Ontario.
Selon mon expérience, ce ne sont pas encore des droits acquis, car il faut encore se battre pour les obtenir de façon cohérente et systémique.
Quels sont selon vous vos dossiers les plus importants?
Certains dossiers sont cruciaux bien sûr au niveau de la gravité des chefs d’accusation et des conséquences pour un accusé, mais c’est ce qui est attendu dans le rôle d’un avocat.
J’aimerais plutôt évoquer la question des droits linguistiques qui sont des dossiers importants pour moi. J’ai d’un côté la pression du milieu judiciaire d’alléger des procédures, mais d’un autre, je me dois de répondre aux droits linguistiques des francophones.
Ma ligne de conduite envers les juges et procureurs de la Couronne (dans le contexte criminel) est la suivante : si ce n’est pas une proposition que vous feriez à un anglophone, ce n’est pas non plus acceptable pour un francophone. La question d’égalité et de discrimination est pour moi très importante.
Il faut comprendre l’impact négatif que revêt la nonchalance de l’irrespect des droits linguistiques. C’est essentiel car si on plie une fois sur nos droits linguistiques, on nous en enlève de plus en plus. Par ailleurs, cela crée une confusion concernant la nécessité de leur application.
Ce n’est pas acceptable que l’on me fasse ressentir que je retarde un dossier ou que je suis inflexible en réclamant l’application des principes juridiques entourant les droits linguistiques et l’accès réel de la justice en français en Ontario.
Un exemple d’iniquité entre justice en français et en anglais en Ontario?
La grande iniquité d’une façon générale est le manque de main-d’œuvre adéquate et les délais qui augmentent quand on demande un traitement en français.
Or, cela peut avoir des conséquences importantes. Si la Couronne consent à une libération sous caution, un client anglophone sera libéré immédiatement en attendant son procès. Mais s’il s’agit d’un client francophone, peut-être qu’il passera une à deux semaines en prison parce qu’il n’y a pas de juge de paix ou de Couronne qui peuvent procéder à l’audience en français.
Dans ce cas-là, je dois faire un choix déchirant qui ne devrait pas avoir lieu : je veux que mon client francophone puisse choisir son droit de procéder en français, mais je vais devoir accepter de procéder avec l’audience en anglais avec une interprétation pour que mon client soit libéré directement (sans délai).
Il y a également une iniquité au niveau du droit constitutionnel de pouvoir se représenter soi-même, en tant qu’individu. En Ontario, contrairement à un anglophone, si un francophone veut se représenter lui-même, il ne peut pas. Comment le pourrait-il quand le dossier qui est contre lui est écrit en anglais? La divulgation de la preuve est en anglais. Il n’a donc pas les mêmes droits. Ceci en dépit du droit constitutionnel reconnu d’un accusé de pouvoir présenter une défense pleine et entière (qui inclut le droit de connaitre et de comprendre le dossier contre lui présenté par la Couronne).
Quelles solutions pour supprimer les barrières de l’accès à la justice en français en Ontario?
Le manque de main-d’œuvre bilingue et de juges bilingues est un problème reconnu. Ces enjeux sont véritables et ils ont malheureusement de graves conséquences sur l’accès à la justice en français. Peut-être alors que des solutions tampons devraient être envisagées (en attendent de pouvoir remédier à la pénurie de main-d’œuvre bilingue adéquatement).
Pourquoi ne pas utiliser la technologie et mettre en place une cour francophone virtuelle d’urgence pour des cas pressants, avec des juges francophones provenant de toute la province pour prendre le relais? Faire en sorte de lever les barrières administratives et juridictionnelles pour avoir des délais plus justes en attendant d’augmenter les effectifs bilingues serait un pas dans la bonne direction.
Vous êtes également engagée auprès de l’Association des communautés francophones de l’Ontario (ACFO)…
En arrivant à Toronto, je voulais m’impliquer dans la communauté. J’ai été présidente de la Maison, le centre d’hébergement francophone pour femmes victimes de violence et leurs enfants, une étape significative pour moi. J’ai ensuite été recrutée pour rejoindre l’ACFO de Toronto et leur mandat sur les services en français, ce qui me tient beaucoup à cœur. Une de nos missions est de représenter et de soutenir toutes les communautés francophones de Toronto pour les unir dans LA grande communauté francophone de Toronto.
Vous faites partie de l’Association des juristes d’expression française de l’Ontario (AJEFO). Quelle en est la vocation?
Son mandat est de travailler sur l’accès réel à la justice en français. C’est une organisation formidable qui œuvre en ce sens et donne des formations professionnelles continues chaque année pour les avocats, notamment pour savoir comment plaider en français en Ontario. La présence de l’AJEFO est primordiale pour les juristes francophones et pour l’accessibilité des informations juridiques pour les justiciables. Elle peut aussi parfois prendre position pour appuyer des dossiers francophones.
Vous êtes actuellement en mission humanitaire. En quoi cela consiste-t-il?
Suite à la tragédie du 7 octobre 2023 en Israël et au déclenchement de la guerre actuelle au Moyen-Orient, j’ai ressenti le besoin urgent d’apporter mon aide sur le terrain. Mon engagement consiste à soutenir les personnes affectées, que ce soit dans les hôpitaux ou auprès des familles déplacées par exemple, en m’efforçant de couvrir différents besoins.
La réalité sur le terrain diffère souvent de ce qui est présenté dans les médias. Sur place, je constate une forte solidarité entre les communautés et une volonté sincère d’aider les voisins en détresse.
Mon objectif principal est de promouvoir la compassion, la solidarité et l’entraide, en opposition à la propagation de la haine et de la division. Ainsi, l’objectif final est que chacun se sente valorisé et en sécurité dans son identité, et ce, à l’abri de tout discours antisémite ou islamophobe. »
LES DATES-CLÉS D’ALINA SKLAR :
1992 : Naissance à Tzfat (Safed), en Israël, dans une famille ukrainienne et juive.
1995 : Déménagement de sa famille au Canada, à Montréal.
2002 : Découverte de sa vocation d’avocate dès l’âge de 10 ans.
2011-2014 : École de droit à l’Université d’Ottawa (Programme National : Diplômes en Droit civil et Common Law).
2015-2016 : Stage en droit et examens du barreau de l’Ontario.
2016 : Assermentation au barreau de l’Ontario. Devient officiellement avocate et ouvre son propre cabinet juridique bilingue à Toronto, Alina Sklar, Barrister & Solicitor.
Chaque fin de semaine, ONFR rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada.