Face à l’économie au ralenti, le rêve brisé d’immigrants entrepreneurs
Marème Thiam n’a plus trop le moral. Depuis plusieurs semaines, sa boutique Rafetna dans le Marché By, à Ottawa, est fermée. Plus qu’un gagne-pain, cette galerie d’art, c’est son « bébé », le projet de toute une vie, mais aussi un lieu de socialisation pour la communauté africaine d’Ottawa.
« C’est l’investissement de toute une vie qui peut se fendre en une fraction de seconde », résume Mme Thiam, la voix chevrotante.
Cette fraction de seconde correspond à l’arrivée soudaine du coronavirus au Canada. Conséquence : le 23 mars, les commerces non essentiels dans la province ont dû fermer leurs portes.
Le déconfinement amorcé devrait permettre à M. Thiam de rouvrir ce mardi. Mais l’absence de revenus durant presque deux mois fait très mal, laissant planer une menace sur la survie du lieu.
Autoentrepreneuse originaire du Sénégal, elle n’est pas admissible à l’aide fédérale pour compenser les pertes. Un coup de pouce financier dont la condition reste le versement de salaires à des employés. Jusqu’à maintenant, le renfort dans les allées de la boutique Rafetna, entre les bijoux ou encore les paniers, provenait de bénévoles ou de l’aide de jeunes d’origine africaine.
Face à d’autres entreprises canadiennes, Marème Thiam estime ne pas partir sur un pied d’égalité.
« Toutes les entreprises ne se valent pas, à moins que vous receviez de l’aide des banques. On vient d’ailleurs; donc les immigrants, nous avons besoin de nous construire un crédit historique. J’ai mis des biens personnels avec ceux de ma famille pour ouvrir une galerie d’art, et ce sans l’aide des banques. »
« La vente à emporter, ça ne marche pas »
Autre rêve, autre inquiétude non loin de là, dans le secteur Vanier. En août dernier, Jimmy Bizimana avait fait le plus difficile en ouvrant les portes de son commerce Simba Restaurant and Lounge.
Ce restaurant spécialisé dans les plats burundais, son pays d’origine, il le souhaitait depuis tant d’années.
« C’est très difficile. On venait juste de commencer. On est très touché par la situation. On ne peut plus faire ce qu’on devrait faire. Pour la vente à emporter, on a essayé, mais ça ne marche pas. En effet, les gens viennent pour socialiser et partager autour d’un verre. Mais c’est une clientèle africaine très éparpillée, parfois à Kanata ou même à Gatineau. Venir ici juste pour cueillir de la nourriture ne les intéresse pas. »
M. Bizimana peine à joindre les deux bouts. Il y a bien les « petites économies », mais aussi la Prestation canadienne d’urgence, équivalente à environ 2 000 $ par mois, mais ces sommes ne payent pas toutes les factures à la fin du mois.
D’autant que la première phase de déconfinement, dévoilée la semaine dernière par le gouvernement Ford, ne comprend pas les salles de restaurant.
« Je suis optimiste, et donc j’essaye de rester optimiste, ça me rend plus fort ». Pour l’aide fédérale destinée aux entreprises, M. Bizimana croise les doigts. « Ça devrait passer! »
Mais le propriétaire craint l’impact de la crise sur ses clients, au moment de la réouverture de l’économie.
« Pour un immigrant, il faut beaucoup d’efforts pour réussir dans le pays où il veut immigrer. Souvent, ils n’ont pas tout de suite le travail qui paye bien. Avec cette situation de la COVID-19, les immigrants doivent se serrer et ne sont pas libres de dépenser. Au déconfinement, ils risquent donc d’être dominés par la panique, et cela peut avoir un impact sur ma clientèle. »
« Le gouvernement ne veut pas nous donner une chance »
À Toronto, ville symbole du multiculturalisme par excellence, les restaurants pullulent, et l’offre est extrêmement variée. C’est ici, dans la Ville reine, que Marc-elie Lissade, lui aussi immigrant, a choisi d’ouvrir son restaurant haïtien Boukan, avec l’aide de partenaires, en décembre.
« On était vraiment content. Le concept, c’était totalement différent. On invite, par exemple, les artistes peintres. On célèbre l’Afrique, la culture noire centrée sur Haïti. Il y a des jeunes, des personnes âgées, ils mangent, ils dansent. C’est très différent. »
Une première étape vers pourquoi pas une chaîne de restauration. L’épidémie de coronavirus a freiné ce projet, et alimenté quelques frustrations.
« Pour l’aide financière du gouvernement fédéral, notre comptable a essayé, mais on attend toujours. Nous ne sommes pas un McDonald’s ni un grand restaurant, donc j’ai l’impression que le gouvernement ne veut pas nous donner une chance. En tout cas, je continue de prier, et je pense qu’on va arriver à quelque chose. »
En attendant, Marc-elie Lissade s’adapte.
« On est seulement à 30 % du chiffre d’affaires d’avant. Avant, nous étions ouverts du mardi au dimanche. Maintenant, nous sommes ouverts seulement du mercredi à 14h au samedi à 20h, et uniquement pour la vente à emporter. On fait le mieux possible pour envoyer des courriels à nos clients, être présents sur les médias sociaux. »
Le rêve continue, mais « on s’en sort comme on peut »
Des quatre entrepreneurs immigrants choisis par ONFR+ pour cet article, seule une arrive à tirer son épingle du jeu.
Manon Tournayre a ouvert son propre commerce il y a un an avec son compagnon dans l’Est torontois. Son café-bar à vin-restaurant, Le Conciliabule, surfe sur la réputation de la gastronomie française.
« À la base, nous sommes un restaurant. Les gens viennent chez nous pour s’asseoir. On se basait sur l’expérience du visuel de l’assiette. On a revu notre concept pour miser sur la vente à emporter. »
Pour l’instant, l’entreprise de Manon Tournayre et son compagnon a évité le scénario catastrophe.
« On s’en sort comme on peut, car nous n’avons plus d’employés. Celle que nous avions est au chômage partiel. On est ouvert trois jours par semaine avec des horaires plus réduits. Nous nous concentrons sur des commandes en ligne et de ventes à emporter. Notre clientèle est surtout multiculturelle. »
Quatre destins et quatre situations différentes. Si MM. Bizimana et Lissade espèrent le fameux coup de pouce financier du gouvernement fédéral, Marème Thiame a pris les choses en main. Elle a écrit directement à sa députée fédérale, Mona Fortier, par ailleurs ministre de la Prospérité de la classe moyenne, ainsi qu’au maire d’Ottawa Jim Watson.
Au moment de publier l’entrevue, l’autoentrepreneuse nous indique avoir reçu une réponse positive du bureau de Mme Fortier.
« Son bureau m’a montré qu’ils ne souhaitaient pas la fermeture du local. Ils semblent vouloir m’aider à ce que mon commerce soit considéré comme une entreprise sociale, ce qui m’aiderait à recevoir une aide », explique Mme Thiam.
« Je vais mieux. Maintenant, on attend la suite. »