Florence Ashley, vigie universitaire des droits transgenres

Florence Ashley estime que la situation politique en Amérique du Nord est très volatile sur la question des droits LGBTQ+ à cause de la montée de la haine dans les milieux conservateurs et religieux. Gracieuseté

[LA RENCONTRE D’ONFR+]

TORONTO – Juriste et bioéthicienne transféminine, Florence Ashley est une écrivaine, chercheuse et activiste francophone qui milite contre les thérapies de conversion des personnes transgenres. Ille achève ses études doctorales à l’Université de Toronto avant de se lancer dans l’enseignement en Alberta.

« Vous êtes devenue en 2019 la première auxiliaire juridique ouvertement transféminine à la Cour suprême du Canada. Comment cela a-t-il été perçu?

Cela a été perçu comme une étape symbolique importante pour la communauté, car cela a validé cette idée que non seulement on a un futur dans le monde légal mais aussi qu’on peut être la fine pointe du monde juridique. Être trans n’empêche aucunement de travailler à la Cour suprême. Ça ne veut pas dire que c’est facile. À bien des égards, la situation générale des trans est plus difficile aujourd’hui qu’en 2019.

En quoi la situation est-elle plus difficile aujourd’hui?

Être trans a toujours été politisé. On se fait dire par les uns que c’est de la discrimination positive et par les autres que c’est un phénomène woke. Mais cela a empiré avec la montée d’une droite populiste très hostile à la diversité. Avant, les gens qui n’aimaient pas les trans s’intéressaient peu à nous et nous laissaient tranquilles, mais à présent ces mêmes personnes se radicalisent, encouragées par des organisations explicitement et ouvertement contre les droits trans et soutenues par des forces religieuses qui ont décidé de mobiliser tout le mouvement conservateur contre les trans, qui sont des proies faciles.

Quelle est l’ampleur de ce mouvement anti-LGBTQ+?

Ça vient des États-Unis et ça se propage au Canada, en Europe et partout ailleurs à coup de milliards de dollars distribués pour alimenter des causes anti-LGBTQ+. Cet argent provient principalement de milliardaires américains religieux. Mais ce n’est pas unidirectionnel. Il existe inversement un apport canadien qui se fait sentir aux États-Unis. Par exemple, on a vu des universitaires du pays défendre les récentes persécutions de genre en Floride.

Le Canada n’est-il pas un peu plus préservé de cette influence?

Le Canada se porte bien mieux pour le moment, mais cela peut changer rapidement, car ce qui détermine tout ça n’est pas le pourcentage de la population pour ou contre, mais le gouvernement au pouvoir qui décide ou non de mettre les personnes trans dans sa ligne de tir. Au Canada, la clause nonobstant (article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés qui permet aux gouvernements de supplanter temporairement, ou de contourner, certains droits de la Charte), qui fait que les gouvernements peuvent complètement ignorer les droits de la personne, est de plus en plus normalisée.

Avez-vous l’impression d’avoir une épée de Damoclès au-dessus de la tête avec cette clause?

Oui. Ça fait très peur.

Florence Ashley a été la première juriste ouvertement trans de la Cour suprême du Canada. Gracieuseté

Le pays n’a banni les thérapies de conversion qu’en 2021. Comment expliquer une telle lenteur législative?

Cette loi a été fortement critiquée au sein même des communautés LGBTQ+ parce que faite à la va-vite et trop tard. On voit le résultat aujourd’hui : personne n’a jamais été visé ni n’a eu à faire face à des charges sous cette loi-là. Pire, les thérapies continuent dans certains groupes agissant en toute impunité. Une fois cette loi passée, le gouvernement s’en est lavé les mains, mais la pratique perdure. Le combat contre les thérapies de conversion n’est certainement pas fini.

En Ontario, les crimes liés à l’orientation sexuelle ont augmenté de 64 % entre 2020 et 2021. Cela vous surprend-il?

Ça ne m’étonne pas et ça m’horripile, d’autant que ces données, principalement récoltées par le corps policier, sous-estiment immensément l’ampleur du problème. Tellement de personnes ont subi des crimes haineux sans jamais aller voir la police, car cette institution perpétue elle-même ces crimes ou va rire au nez des personnes qui osent les rapporter. Les données sont donc largement en dessous de la vérité. Or, plus la société normalise cette haine et moins de victimes rapportent les crimes, entrainant des données de moins en moins représentatives.

Comment avez-vous réagi à la polémique du Conseil scolaire catholique de York refusant de hisser le drapeau LGBTQ+?

Il faut replacer ce genre de refus dans un contexte général de montée de la haine contre les jeunes LGBTQ+. À la place de dire qu’on va soutenir ces jeunes-là, l’institution nous dit quelque part « Non, ce n’est pas suffisamment important de vous soutenir ». Ça envoie le message qu’on s’en fout un peu de ces jeunes. Et quand on met ça à côté d’un langage génocidaire qui se déploie aux États-Unis et dans certains cercles au Canada, ça fait peur.

Les velléités de changement du curriculum scolaire ontarien sur l’éducation sexuelle et l’identité de genre en 2018 vous ont-elles choquée?

Oui, ça fait partie de cette idée qu’être gai ou trans est inapproprié pour les jeunes. C’est aussi lié à cette idée qui circule beaucoup sur les médias sociaux ces jours-ci, voulant que les personnes LGBTQ+ soient toutes à tendance pédophile. On se croirait revenu dans les années 1970 avec Anita Bryant (chanteuse américaine ayant mené une campagne pour abroger une ordonnance locale interdisant toute discrimination basée sur des critères de préférences sexuelles). Ça veut aussi dire qu’un grand nombre de jeunes ne se voient pas reflétés dans le programme et que les autres élèves n’apprendront pas comment respecter leurs différences. C’est retarder une éducation nécessaire au bien-être des jeunes LGBTQ+ à l’école.

Florence Ashley a publié son premier livre, Banning Transgender Conversion Practices, en 2022 sur les thérapies de conversion. Gracieuseté

Vous avez publié de nombreux travaux de recherche. Quelle place occupent-ils dans votre vie?

J’ai acquis une expertise autour des enjeux trans. Dans mes travaux, j’apprends directement des communautés trans, traduis leurs savoirs, leur donne une voix… C’est cette analyse qui est valorisée. Or, ces travaux ne peuvent pas être dissociés du fait que je suis trans et que je vis parmi ces communautés. Mes cercles d’amis et de travail sont remplis de personnes trans et c’est un travail collectif qui se construit à travers mes recherches.

Y a-t-il assez de recherche sur les questions de genre?

C’est très paradoxal : on a à la fois trop et pas assez de recherche. Il y a amplement de travaux pour qu’on puisse parler intelligemment de ces enjeux, mais beaucoup de gens ignorent cette recherche qui existe et vont ignorer nos demandes de financement, empêchant de conduire des recherches plus poussées. Par exemple, oui, on sait que les personnes trans sont marginalisées! Maintenant, ce qu’on veut savoir, c’est quelles mesures sont efficaces pour y répondre. Mais dès qu’on parle de financement, tout le monde veut qu’on répète la même étude de base LGBTQ+101. On ne valorise pas assez la recherche plus utile et détaillée.

Quel regard portez-vous sur le rapport de la langue française à la non-binarité?

Le français étant une langue très genrée, les enjeux pour les francophones sont différents. À cela s’ajoute une tendance prescriptiviste au niveau linguistique de la culture québécoise, française et francophone ailleurs au Canada. Il y a une « bonne façon » « de parler, quelle que soit la réalité vécue, ce qui rend difficile toute modification pour mieux inclure les personnes non-binaires. L’Office québécois de la langue française ne s’empresse pas d’aider au développement d’un français qui inclut un genre grammatical neutre. On dirait qu’on érige toujours des barrières à cette évolution officielle de la langue, alors que cette évolution se fait déjà au sein des communautés.

Le marketing omniprésent autour du Mois de la Fierté n’a-t-il pas perverti l’esprit initial de cette période revendicatrice?

C’est à la fois plus inutile et utile qu’on ne le pense. Il y a trois-quatre ans, ma position était moins ouverte à la Fierté, que j’assimilais à un espace plus corporatif que libératoire. Mais avec cette montée de l’hostilité, la Fierté a repris de l’importance puisque l’idée à l’origine était d’être fier de qui on est, malgré tous ceux qui ne veulent pas qu’on existe. On est dans un moment historique où l’on recommence à nous dire que l’on veut nous éliminer de la société. À l’opposé, ces entreprises qui mettent de l’arc-en-ciel un peu partout dans leur marketing ne dénoncent rien des persécutions des personnes LGBTQ+. Leur silence est très évocateur.

Diplômée des universités McGill et de Toronto, Florence Ashley va à son tour enseigner : à l’Université d’Alberta. Gracieuseté

Que dites-vous aux jeunes qui se reconnaissent en vous, mais se butent à des obstacles ou sont victimes d’actes haineux?

J’espère pouvoir inspirer certaines personnes à avoir le courage de s’affirmer par rapport à leur identité de genre et leur valeur dans la société. Qu’elles puissent se dire que ce n’est pas parce qu’elles sont trans qu’elles devraient éviter de vivre la vie pleinement, de poursuivre leurs rêves. Si tu veux faire quelque chose, fais-le! Tu veux devenir avocate? Défenseuse des droits? Première ministre? Fais-le! Ne laisse pas la haine t’empêcher de t’accomplir, parce qu’il n’y a pas de meilleure façon de résister à un monde qui ne veut pas que tu existes que de vivre heureux.

Et le monde de la santé dans tout ça? Est-il vraiment préparé à ces enjeux?

Il y a très peu d’éducation dans le système médical pour tout ce qui n’est pas « normal, » que ce soit les personnes trans, racisées, autochtones, handicapées, immigrantes… Je me souviens avoir présenté un cours dans une faculté de médecine. Dans cette formation qui durait deux jours, les questions de justice et d’équité occupaient une plage horaire d’une heure et demie. Les gens devaient choisir entre trois sessions : perspective autochtone, racisme anti-noir ou trans. Si tu voulais avoir les trois, tu ne pouvais pas. C’est absurde. Il y a un gros trou dans la formation médicale.

Chaque année, on voit surgir des projets de loi pour améliorer les conditions des communautés LGBTQ+, avec peu de chance de se matérialiser en loi. Qu’est-ce que cela signifie pour vous?

Il n’y a pas un manque d’idées en général, mais un manque de volonté, une inertie, voire une hostilité politique. Beaucoup de gouvernements conservateurs au Canada n’aiment pas les trans, mais ne vont pas ouvertement les contrarier pour ne pas faire de vagues dans les médias car, politiquement, ça pourrait tourner mal.

Le Canada devrait-il occuper un leadership plus fort dans le monde sur les droits humains?

Une nouvelle loi en Ouganda rend l’homosexualité passible de peine de mort. Les médias relayent que le Canada est contre cela ou déplore ceci. Mais des sommes faramineuses offertes par des groupes religieux finissent dans ces pays pour inciter à la haine envers les personnes LGBTQ+. L’apport impérial et colonial se manifeste donc de façon très forte par des voies alternatives. Le Canada et les États-Unis permettent cette contribution qui vient d’Amérique du Nord. C’est un point sur lequel il faut agir et sur lequel le leadership canadien pourrait s’affirmer plutôt que de faire la morale aux autres pays.

Vous débutez un nouveau défi dès cet été, loin de Toronto. De quoi s’agit-il?

Je vais enseigner le droit et continuer mes recherches en bioéthique à l’Université d’Alberta en tant que professeure adjointe. C’est une façon d’apporter des perspectives critiques sur ces divers enjeux et d’en faire bénéficier un grand nombre d’étudiants. Ces perspectives développées en sur la base de savoirs trans peuvent être bénéfiques à tout le monde, à la société en général. »


LES DATES-CLÉS DE FLORENCE ASHLEY

1992 : Naissance à Montréal.

2018 : Reçoit le prix du Héros de l’Association du Barreau canadien.

2019 : Devient la première juriste ouvertement trans à la Cour suprême.

2022 : Publie son premier livre : Banning Transgender Conversion Practices.

2023 : Débute comme professeure adjointe à l’Université d’Alberta.

Chaque fin de semaine, ONFR+ rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada.