Un homme palestinien parle au téléphone dans les décombres d'un immeuble bombardé par Israël à Rafah, dans la bande de Gaza, le 22 octobre 2023. Crédit image: La Presse canadienne

Depuis le 7 octobre, la guerre entre Israël et le Hamas fait la une de tous les bulletins de nouvelles. Mais le conflit israélo-palestinien dure depuis 75 ans. En comprendre les racines et le contexte historique et politique, surtout depuis un pays très éloigné, peut s’avérer ardu. Et à une époque où la guerre se joue aussi sur les réseaux sociaux, la pression est forte de se prononcer rapidement sur un enjeu qui nous dépasse.

Pour tenter d’y voir plus clair, ONFR s’est entretenu avec trois intervenants. Costanza Musu est professeure agrégée à l’École d’affaires publiques et internationales et Ruby Dagher est professeure adjointe à l’École de développement international et mondialisation, toutes deux de la faculté des sciences sociales de l’Université d’Ottawa. Pour sa part, Ali Lienaux est travailleur social, psychothérapeute et professeur au Collège Boréal à Toronto.

La position gouvernementale

La plupart des gouvernements occidentaux, dont celui du Canada, ont rapidement dénoncé l’attaque historique du Hamas et appuient l’État d’Israël, en mentionnant son « droit de se défendre, conformément au droit international », comme indiqué par Justin Trudeau lors d’une déclaration officielle.

Le Canada considère le Hamas comme une organisation terroriste. Le pays reconnaît l’Organisation pour la libération de la Palestine (OLP) comme entité gouvernementale représentant le peuple palestinien. En 2006, le Hamas a été élu dans la bande de Gaza alors que le Fatah, parti membre de l’OLP, a été élu en Cisjordanie.

Les deux groupes ont des objectifs opposés, comme l’explique Ruby Dagher : « Pour le Hamas, c’est d’enlever Israël de la carte, pour rendre la terre aux Palestiniens, mais avec une vue spécifique basée sur la charia. Ce n’est pas le but du Fatah qui ne veut pas de système de gouvernance extrémiste islamiste. »

D’autres voix sur les réseaux sociaux

On voit aussi émerger, sur les réseaux sociaux et dans certaines manifestations, le mot-clic #freepalestine, libérez la Palestine. Ce mouvement cherche à faire contrepoids aux positions officielles des gouvernements occidentaux en rappelant les conditions de vie précaires des Palestiniens. Les colonies israéliennes continuent de se multiplier sur le territoire de la Cisjordanie. Et si les colons ont quitté la bande de Gaza en 2005, Israël en contrôle toujours l’accès en imposant un blocus qui limite drastiquement le passage du matériel et des gens à la frontière.

Selon Ruby Dagher, « l’occupation, ce n’est pas d’être là physiquement, c’est aussi de tout bloquer. Et chaque pays qui occupe un territoire a la responsabilité d’assurer un certain niveau de vie normal à la population qui fait partie de l’autre groupe ».

Ruby Dagher est professeure adjointe, École de développement international et mondialisation, à la faculté des sciences sociales de l’Université d’Ottawa. Gracieuseté

Cette obligation est aussi rappelée sur le site web du gouvernement canadien qui précise que « le Canada ne reconnaît pas le contrôle permanent exercé par Israël sur les territoires occupés. » Sur la même page, il est aussi mentionné que « le Canada et Israël sont liés d’une amitié indéfectible et entretiennent des relations bilatérales solides qui vont en grandissant, basées sur des valeurs communes, notamment la démocratie ».

Les partisans de #freepalestine considèrent qu’Israël bénéficie d’une impunité des gouvernements occidentaux, ce que constate Ruby Dagher. « Il n’y a pas de conséquences. Ce n’est pas la première fois qu’ils bombardent Gaza comme ils le font actuellement. Maintenant, c’est au-delà de ce qu’on voit normalement, mais ils ont détruit Gaza à plusieurs reprises, même dans les derniers dix ans. »

La professeure adjointe croit que l’Histoire a instauré un biais collectif. « N’importe quelle attaque sur des juifs ramène les sentiments de l’holocauste et comment la communauté internationale a échoué envers eux durant la Seconde Guerre mondiale. La majorité des Canadiens ne sont pas vraiment au courant de la réalité de comment Israël agit envers les Palestiniens. »

Pour Costanza Musu, il est faux de dire que le Canada n’impose aucune conséquence à Israël, mais il y a une limite à ce qui peut être fait. « Une intervention militaire est impossible, alors on parle de pression diplomatique et économique. Ça devient très difficile. » Selon elle, si l’on condamne la position canadienne envers Israël, il faut aussi le faire par rapport à d’autres. « Le Canada a aussi des rapports politiques et économiques avec d’autres pays où les violations des droits humains sont énormes. »

Choisir un camp?

Dans un monde où la guerre se déroule aussi de façon numérique, il peut être difficile de départager l’information de la désinformation. Les algorithmes créent des bulles d’informations plus ou moins fiables qui carburent aux émotions plus qu’aux faits.

Selon le travailleur social Ali Lienaux, « c’est là que les journalistes ont un rôle important à jouer pour vérifier des sources. Les réseaux sociaux ont pris le relais des nouvelles, en quelque sorte, parce qu’on mène une vie tellement occupée qu’on n’a pas le temps d’écouter beaucoup d’information ».

Le spécialiste mentionne les travaux du prix Nobel Daniel Kahneman, selon qui deux systèmes de pensée entrent en compétition dans notre cerveau. La pensée rapide est utile pour survivre à certaines situations. Mais s’informer sur un conflit aussi complexe devrait passer par une pensée plus lente et profonde. Or, sur Internet, la tendance est aux vidéos courtes, qui feront réagir rapidement.

Ce tourbillon d’information peut générer de l’anxiété. Ali Lienaux explique : « Que l’on appartienne ou non à l’une des communautés impliquées, on a l’impression que, comme c’est une catastrophe, on doit réagir pour sortir de cette zone de danger. Est-ce qu’on le fait d’une façon rationnelle? Généralement pas. »

Ali Lienaux est travailleur social, psychothérapeute et professeur au Collège Boréal à Toronto. Gracieuseté

Le psychothérapeute explique qu’il y a trois réactions types devant le stress : se figer émotionnellement, vouloir fuir (éviter d’entendre ce qui se passe), ou « prendre en charge » la situation de façon très intense.

Donc, la personne qui ferme les réseaux sociaux et celle qui enchaîne les publications ont toutes les deux une réaction normale. Mais les écrans créent une distorsion dans les réactions, qui font qu’on en arrive à avoir « des comportements qui ne sont pas forcément inspirés par les valeurs essentielles de l’humanité ». Selon Ali Lienaux, cette distorsion se transpose aussi dans la « vraie vie », notamment au niveau politique. « Je pense que le monde entier est en train de se radicaliser. »

Ruby Dagher observe aussi cette radicalisation en dehors d’Internet. « Je pense qu’on est arrivé à un moment où, au Canada, on n’a pas d’espace où on peut se parler ouvertement par rapport à ceci sans être attaqué. » Elle témoigne d’une crainte dans la communauté arabo-canadienne, due à la position pro-israélienne que le Canada adopte de façon plus directe depuis l’époque de Stephen Harper. « Nos voix ne sont pas libres. »

Costanza Musu observe aussi la difficulté d’exprimer des nuances dans le cas de la guerre entre Israël et le Hamas. « Peut-on soutenir le droit d’Israël de vivre dans la paix et, en même temps, soutenir le droit de la Palestine de créer un État? Oui mais, quelques fois, on dirait qu’il est impossible de faire les deux en même temps. » Tout de même, « on reste une démocratie avec le droit de montrer notre idée », selon la professeure.

Interactions avec les pairs

Comment réagir face à des personnes devant qui nous ne sentons pas l’espace d’exprimer des réserves? Selon Ali Lienaux, il faut avoir de l’empathie pour son interlocuteur, dont la réaction émotive est normale. Mais devant des débats stériles sur les réseaux sociaux, mieux vaut peut-être passer son tour. « Je me questionne sur l’utilité d’avoir un engagement verbal avec quelqu’un qui est dans cet état car ça ne va mener nulle part », pense Ali Lienaux

« Notre rôle, si l’on n’est pas aussi bouleversé que la personne qui s’engage avec nous, c’est d’en savoir plus, d’en apprendre plus, afin de comprendre ce qui se passe. »
— Ali Lienaux

À l’inverse, comment gérer notre frustration devant un proche qui ne semble pas intéressé à en apprendre sur le sujet? Surtout si l’on est bien informé, « il faut prendre le recul nécessaire pour conserver l’empathie dont on a besoin pour être en communication avec des personnes pour qui cette réalité est comme un autre monde. Méfions-nous de la colère ».

Il faut aussi prendre le temps de rassurer les enfants de notre entourage. « C’est une excellente catégorie d’être humain qu’on doit protéger face à la surexposition des médias. Ce sont les mêmes conseils qu’on avait donnés après le 11 septembre 2001. De ne pas leur faire voir les nouvelles sans expliquer ce qui se passe, et de ne pas les laisser voir ces choses-là en boucle. »

En parler avec nos enfants donc, mais aussi passer du temps de qualité avec eux et leur « démontrer que leur monde tel qu’ils le connaissent est sécuritaire ».

L’empathie

Pour espérer que la génération de nos enfants soit moins radicalisée, il faut leur donner « les outils de cultiver l’empathie, de comprendre les différences, de savoir comment gérer les conflits de façon positive », selon Ali Lienaux.

L’empathie est aussi d’une grande importance dans nos interactions entre adultes. « Dans l’ensemble, on a tous une réaction normale à une situation qui n’est pas normale. »

Finalement, il faut aussi avoir de l’empathie envers soi-même. Sans faire d’évitement, il est sain de limiter notre consommation de réseaux sociaux ou de médias traditionnels, car les images et informations en boucle « augmentent notre anxiété ou notre sentiment de n’avoir aucune prise sur une situation qui est tellement complexe qu’on ne sait pas par quel bout la prendre ».

Un danger qui nous guette derrière nos écrans est l’usure de compassion. « Il y a un moment où on nous en demande tellement qu’il ne nous reste pas grand-chose pour être capable de nous mettre à la place de l’autre. Ça augmente le conflit. Quand on n’a plus la capacité de comprendre l’autre, on se bloque avec : je n’ai plus l’énergie de faire ça et ça ne m’intéresse même pas de savoir. »

Le poids des mots

Les mots peuvent servir autant à l’information qu’à la désinformation, comme l’explique Ruby Dagher. « Qu’on parle souvent des terroristes fait que beaucoup de Canadiens ont un sentiment que les Palestiniens, même s’ils ne sont pas membres de Hamas, viennent d’un environnement terroriste. » Selon elle, il faut aussi « arrêter de dire qu’on a le droit de faire n’importe quoi parce que ce sont des terroristes. Ce genre de discours rappelle ce qu’on a fait en Afghanistan ou en Irak ».

Selon Costanza Musu, « il faut se souvenir que le Hamas ne représente pas tous les Palestiniens, même pas tous les habitants de la bande de Gaza. La plupart d’entre eux n’avaient aucune idée de cette opération. Ils sont complètement pris. Ils supportent l’idée de la résistance contre Israël, peut-être même une résistance armée, mais la majorité des Palestiniens ne veulent pas aller tuer des enfants ».

Costanza Musu est professeure agrégée, École d’affaires publiques et internationales à la faculté des sciences sociales de l’Université d’Ottawa. Gracieuseté

Attention aussi au mot traumatisme, réservé à un diagnostic précis pour les gens qui sont directement affectés par une situation, rappelle Ali Lienaux. « De l’avoir vu à distance sans connexion personnelle, c’est bouleversant, mais ce n’est pas du stress post-traumatique. » Lors d’un débat, il faut être conscient que certaines personnes ont réellement vécu des situations semblables et que leurs traumatismes peuvent être ravivés par la crise actuelle.

Une expression à ramener serait le bon vieux Je ne sais pas. « C’est important de commencer par là parce que, effectivement, c’est plutôt un problème d’ignorance et de connaissances », exprime le professeur du Collège Boréal.

S’informer auprès de médias fiables est crucial. « C’est très difficile de faire le tri pour tout un chacun et d’essayer de voir clair dans une situation qui, essentiellement, est chaotique. On ne sait plus où se trouve la vérité. »