Le projet de loi 96 pourrait nuire à la croissance des universités hors Québec
OTTAWA – La disposition du projet de loi 96, qui vise à offrir une réduction des frais de scolarité universitaires aux francophones qui vivent à l’extérieur du Québec, pourrait avoir des effets pervers.
Si tous s’accordent pour dire que cet aspect de la loi met en évidence la générosité et la bonne volonté du gouvernement québécois envers la francophonie canadienne, certains soulèvent tout de même des interrogations
Cette clause, rappelons-le, ferait en sorte que les étudiants francophones qui vivent à l’extérieur du Québec, bénéficieraient d’une réduction de leurs frais de scolarité s’ils étudiaient au Québec dans un programme qui n’est pas offert dans leur province.
Le recteur de l’Université de Moncton, la plus importante université de langue française à l’extérieur du Québec, le docteur Denis Prud’homme, croit cela pourrait déstabiliser le secteur universitaire francophone de l’extérieur du Québec.
« C’est certain que si le Québec offre la possibilité dans des programmes qui ne sont pas offerts, à titre d’exemple au Nouveau-Brunswick, ou ailleurs dans une autre province, est-ce que ça va avoir un impact sur la prise de décision de nos gouvernements provinciaux de ne pas subventionner de nouveaux programmes par exemple, ou d’explorer l’opportunité de nouveaux programmes? », explique-t-il à ONFR+.
Le risque de déresponsabiliser les provinces
De son côté, l’Association canadienne-française de l’Alberta (ACFA) est aux prises depuis plusieurs années avec un gouvernement provincial qui refuse de financer adéquatement l’enseignement postsecondaire de langue française.
« Une telle mesure déresponsabilisera-t-elle encore plus le gouvernement de l’Alberta, en ce qui a trait à l’éducation postsecondaire en langue française? Depuis plus d’un an maintenant, l’ACFA mène la campagne « Sauvons Saint-Jean » afin de trouver des solutions au sous-financement opérationnel et structurel chronique qui freine le développement du Campus Saint-Jean et ce, depuis des années, et qu’elle a dû entamer un recours judiciaire contre le gouvernement de l’Alberta et l’Université de l’Alberta concernant le financement du Campus Saint-Jean », peut-on lire dans un communiqué émis à ce sujet par l’organisme franco-albertain.
Dans le même document, la présidente de l’ACFA, Sheila Risbud, rappelle que la réalité à laquelle sont confrontés les Franco-Albertains est fort différente de celle que vivent d’autres francophones au pays.
« Je comprends que la disposition proposée dans le projet de loi 96 puissent partir d’une volonté sincère de contribuer aux enjeux de l’éducation postsecondaire de langue française au pays, lesquels ont attiré beaucoup d’attention dans la dernière année. Mais notre réalité est fragile », alerte Mme Risbud.
La fragile réalité dont parle la présidente de l’ACFA se comprend mieux lorsque l’on connait les limites de ce que peut offrir le Campus Saint-Jean.
« Assisterons-nous à un exode de nos jeunes et de nos cerveaux? » – Sheila Risbud
« Le Campus Saint-Jean offre seulement 11 programmes d’études postsecondaires, incluant le niveau collégial, le baccalauréat et la maîtrise. La réalité de la francophonie albertaine est complètement différente de celle de l’Ontario ou du Nouveau-Brunswick qui possèdent des universités offrant une grande variété de programmes en langue française. C’est donc dire que de nombreux jeunes de l’Alberta pourraient se prévaloir d’une telle mesure. Si on ajoute à cela le fait que les frais d’études au Québec sont de loin inférieurs à ceux de l’Alberta, assisterons-nous à un exode de nos jeunes et de nos cerveaux? », s’interroge Mme Risbud.
Tout comme le Dr Prud’homme, elle se réjouit des intentions louables qui ont motivé l’introduction de cette disposition. Elle aurait toutefois souhaité être consultée.
« Nous aurions apprécié être consultés en amont. J’aurais notamment aimé discuter de stratégies visant à assurer le retour des étudiants et étudiantes francophones de l’Alberta qui feraient le choix d’aller étudier au Québec, vers notre communauté à la fin de leurs études », dit-elle.
Protéger les institutions en milieu minoritaire
De son côté, le Dr Prud’homme aurait aimé que la clause qui protège les universités francophones ne s’arrête pas à la frontière de chaque province, mais qu’elle s’applique à l’ensemble de la francophonie hors Québec afin de protéger les institutions universitaires de langue française en milieu minoritaire.
« Évidemment pour la francophonie canadienne hors Québec, il aurait été préférable que ce soit des programmes qui ne s’offrent pas dans la francophonie canadienne hors Québec, pour justement inciter et maintenir les étudiants francophones hors Québec dans nos institutions qui sont dans des contextes minoritaires… il y a un risque, effectivement », admet le Dr Prud’homme.
Le recteur de l’Université de Moncton croit qu’il suffirait qu’un petit nombre d’étudiants choisissent d’aller étudier au Québec, plutôt que dans une université francophone en milieu minoritaire, pour déstabiliser les finances d’institutions de langue française existantes.
« Il faut comprendre qu’un nombre, même minime, d’étudiants qui préfèrent aller étudier au Québec versus les institutions en contexte minoritaire, peut faire la différence, par exemple, pour un campus comme Saint-Jean ou même l’Université de Moncton. Une centaine d’étudiants peut faire la différence entre une vitalité financière, versus un défi financier. Alors qu’une centaine d’étudiants à travers le réseau (universitaire) du Québec a un impact beaucoup moins grand », explique-t-il.
« Il faudrait avoir une politique d’ouverture du Québec vers les autres communautés francophones » – Dr Denis Prud’homme
Pour le moment, les étudiants francophones des provinces de l’Atlantique ont des choix limités en termes de proximité soit l’Université de Moncton, au Nouveau-Brunswick et l’Université Sainte-Anne, en Nouvelle-Écosse. Les étudiants qui se trouvent à l’Île-du-Prince-Édouard, ou à Terre-Neuve-et-Labrador, où il n’y a pas d’université francophone, pourraient aussi choisir d’étudier dans une université québécoise au détriment des établissements universitaires francophones des Maritimes.
Mais le Dr Prud’homme pousse sa réflexion plus loin et suggère que les échanges entre le Québec et la francophonie canadienne se fassent dans les deux sens.
« J’aurais aimé, puis je vais également leur suggérer, la possibilité d’avoir aussi une politique d’ouverture du Québec vers les communautés francophones à l’extérieur du Québec, en invitant leurs étudiants et en les supportant à travers soit les prêts et bourses, ou les bourses incitatives, pour inciter les Québécois à aller faire une immersion dans la francophonie en situation minoritaire au Canada. Connaître peut-être un peu plus l’Acadie, ou les Franco-Albertains, ou les Franco-Ontariens. Je pense que ce serait une démonstration d’ouverture du Québec par rapport aux communautés francophones en situation minoritaire », estime le recteur.
Vers le Sommet sur le rapprochement des francophonies canadiennes
Il souhaiterait aussi que des étudiants qui n’ont absolument pas d’autre choix que de s’expatrier pour étudier, puisse au moins acquérir une expérience pratique dans leur communauté.
« Il y a des programmes qui sont trop dispendieux. On n’a pas la masse critique pour l’offrir au Nouveau-Brunswick, je donne à titre d’exemples l’orthophonie, la physiothérapie, l’ergothérapie… le fait d’offrir à ces étudiants-là la possibilité de venir faire un stage clinique au Nouveau-Brunswick, encore une fois, permettrait de garder ce lien avec la province, et puis éventuellement, un certain nombre d’entre eux pourraient venir s’établir et puis contribuer à l’offre de services au Nouveau-Brunswick », pense le Dr. Prud’homme.
Selon lui, « tout est dans la modération ou dans le contrôle, et puis on ne sait pas comment les étudiants, les parents vont réagir à cette offre-là. Je garde espoir. On est dans un projet de loi, donc ça lance la discussion et il y a le Sommet sur le rapprochement des francophonies canadiennes qui s’en vient au mois de juin. Ce sera une autre plateforme pour nous permettre d’échanger et de trouver des solutions communes pour satisfaire le Québec (dans son désir) de jouer son rôle au sein de la francophonie canadienne », conclut le recteur de l’Université de Moncton.