Polémique à l’U d’O : trois auteurs francophones noirs divisés
OTTAWA – La polémique ne désenfle pas à l’Université d’Ottawa (U d’O) après la suspension de la professeure Verushka Lieutenant-Duval. ONFR+ a donné la parole à trois auteurs franco-ontariens noirs pour connaître leur ressenti. Pour ces trois amoureux de la langue française, les mots peuvent prendre une connotation différente, selon le contexte.
Melchior Mbonimpa connaît bien le milieu universitaire. Depuis des années, il enseigne au département de sciences religieuses de l’Université de Sudbury. Plusieurs romans ont suivi son premier, publié en 2001, Le Totem des Baranda.
« Ça me révolte quand je vois écrit le « n-word » dans les articles », nous dit-il. « Je préfère qu’on utilise le mot nègre, tout simplement. Personnellement, je l’utilise en classe, et personne ne pense à m’attaquer. Mais je fais attention à ne pas l’utiliser dans un contexte dépréciatif où l’on stigmatiserait les Noirs. »
M. Mbonimpa a suivi d’abord « de loin » la controverse à l’Université d’Ottawa. Mais difficile d’échapper à l’affaire. Les rebondissements s’enchainent depuis six jours. À la lettre de 34 professeurs défendant la liberté universitaire et leur collègue Verushka Lieutenant-Duval, le recteur Jacques Frémont a réagi, évoquant le manque de « légitimité » des groupes dominants « pour décider de ce qui constitue une microagression ».
Hier, plusieurs chefs politiques sont montés aux barricades. Au Québec, le gouvernement et les trois partis d’opposition ont condamné unanimement la réaction de l’Université d’Ottawa. Sur la scène fédérale, la vice-première ministre, Chrystia Freeland, a botté en touche, tandis que le chef néo-démocrate, Jagmeet Singh, a argué qu’un professeur « ne doit pas utiliser un mot comme cela ».
Pour l’auteur sudburois, lui-même d’origine burundaise, cette polémique s’apparente à une « tempête dans un verre d’eau ». Il s’explique : « Si on se met en Amérique du Nord, il y a un contexte où le mot nègre n’a jamais été l’objet d’une appropriation. Sa connotation est cependant, et je l’admets, beaucoup plus péjorative en anglais, mais elle l’est moins en français. Senghor [écrivain et ancien président du Sénégal] ou Césaire [écrivain] nous l’ont servi de manière différente. »
Pour autant, M. Mbonimpa comprend la décision du recteur Jacques Frémont.
« Il n’a pas donné tort aux uns ou aux autres. Il a dit que la liberté d’expression doit être défendue sans être absolutisée, ce qui me semble juste. Il faut tenir compte du contexte avec Black Lives Matter, car les Noirs se font assassiner rapidement. Chacun doit mettre de l’eau dans son vin. C’est comme dans l’affaire des caricatures de Mahomet. Entre ceux qui voient le blasphème et les partisans de la liberté d’expression à tout prix, chacun campe sur ses positions et il n’y a pas d’entente possible. »
« Le mot est une insulte », plaide Didier Leclair
L’écrivain Didier Leclair est d’un avis plus nuancé. Le lauréat du prix Trillium pour Toronto, je t’aime, en 2000, enjoint les professeurs à la prudence avant d’utiliser le fameux mot. Dans une publication sur son blogue, ce lundi, « Couvrez ce mot que je ne saurais entendre », il fait d’ailleurs référence à ce qu’il appelle le « mot N ».
« Le mot est une insulte clairement », explique-t-il à ONFR+. « Les enseignants disent qu’ils veulent le prononcer dans un contexte historique et académique, mais le mot est vivace. Dans un contexte scolaire, lorsqu’on le prononce, il y a plusieurs oreilles et personnes, et tout le monde ne peut pas accepter un mot aussi insultant. Les enseignants n’ont pas seulement des droits, ils ont aussi des responsabilités. »
Et pour M. Leclair, le contexte n’arrange rien.
« Nous vivons des moments troublants. Il faut essayer de cadrer ce mot! »
L’écrivain torontois regrette les oppositions à la réaction de l’Université d’Ottawa et son recteur, Jacques Frémont.
« J’ai trouvé les arguments des 34 signataires très faibles. Ils citent Dany Laferrière, mais attention, prendre cet exemple n’est pas un exemple! Dany Laferrière dit que l’on peut l’utiliser ce mot, tant qu’on accepte les conséquences! Bien sûr qu’un auteur blanc peut aussi utiliser ce mot, mais il doit savoir que ça peut être une bombe, tout dépend les gens en face! »
Et de poursuivre : « Je vois que beaucoup de leaders au Québec ont réagi, mais il semble qu’ils confondent la liberté d’expression et la liberté des individus. »
« Si on commence à censurer cela, on n’en finit plus », dit Blaise Ndala
Tous les auteurs franco-ontariens noirs ne sont pas d’accord. En témoigne Blaise Ndala, scandalisé par la décision de l’U d’O.
« Les enseignants ont mis en avant la liberté d’enseignement, ils ont plaidé la bonne foi de l’enseignante, ils sont dans leur devoir. Si eux ne volent pas au secours de cette enseignante, on va créer un précédent. C’est une solidarité tout à fait objective. Peut-être qu’un jour, un historien ne pourra plus parler de l’étoile jaune ou de nommer les insultes dont ont été victimes les juifs! »
Redoutant la censure, M. Ndala poursuit : « Pour moi, le mot nègre doit être utilisé [Blaise Ndala insiste pour que le mot soit écrit en entier dans ses citations], mais avant tout dans une question de contexte et d’intention. Si on le bannit des milieux universitaires, on va devoir caviarder toute la littérature depuis des siècles ou on va alors faire des autodafés. On va effacer les traces matérielles de cette déshumanisation des Noirs. Si on commence à censurer cela, on n’en finit plus! »
Sur la question du soutien des chefs de parti québécois à la professeure, l’auteur de J’irai danser sur la tombe de Senghor et Sans capote ni kalachnikov ne se fait guère d’illusions.
« Je trouve très hypocrite la réaction du premier ministre québécois, François Legault, et de la vice-première ministre Geneviève Guilbault. Ce n’est rien de plus que de l’opportunisme. Quand ils avaient l’occasion de dire que le Québec était face à une situation de racisme systémique, ils ne l’ont pas fait. C’est de la malhonnêteté intellectuelle de ne pas régler ces problèmes et aller saisir la faille offerte, pour se mettre en position de donneur de leçon et faire la morale! »
Et de conclure : « Un jour, l’écrivain Aimé Césaire a dit à quelqu’un qui l’avait traité de nègre : « Eh bien, le Nègre vous emmerde! » Et ça sortait de la bouche de celui qui aimait à répéter : Nègre je suis, Nègre je resterai! »