« Un festival pour faire rayonner les Caraïbes francophones » à Toronto
[ENTREVUE EXPRESS]
QUI :
Marie-Jennyne Mayard est la fondatrice et directrice générale du Festival Kompa Zouk Ontario (FKZO), le festival franco-caribéen de Toronto. Ancienne présidente des Délégations nationales de la diaspora africaine, elle a notamment siégé au comité d’experts du Conseil des arts de l’Ontario, en parallèle de son rôle de directrice des communications de la maison d’Haïti du Grand Toronto.
CONTEXTE :
C’est du 1er au 4 août que se déroulera le 17e Festival Kompa Zouk à Toronto, qui célèbre la culture créole francophone des Caraïbes. Au programme, diverses activités gratuites, danse, musique et défilé de mode au Centre Harbourfront avec, en point de mire, le 3 août et le grand concert final.
ENJEU :
Faire découvrir les cultures francophones des Caraïbes, un enjeu primordial pour la reconnaissance et l’inclusion culturelles. Pour la première fois cette année, le FKZO enverra une délégation officielle dans le grand défilé du festival Caribana Toronto, majoritairement anglophone.
« Est-ce votre héritage haïtien qui a inspiré la création du Festival Kompa Zouk?
Mon implication trouve directement racine dans mon identité haïtienne. La création du festival est née d’une expérience très personnelle. En 2006, à mon arrivée au Canada, j’ai rapidement réalisé à quel point la culture haïtienne était méconnue, voire absente de l’espace culturel.
Chaque fois que je mentionnais que j’étais Haïtienne, on confondait mes origines, pensant que j’étais soit Jamaïcaine, Trinidadienne, ou parfois même ‘Asian’ ou ‘de Tahiti’. Ce manque de reconnaissance m’a beaucoup marquée. C’est de ce choc culturel qu’est née l’idée de créer un événement mettant en lumière la richesse de la culture haïtienne, tout en rassemblant les différentes communautés caribéennes francophones.
Par quoi s’est traduite la genèse de l’événement?
Le FKZO a pris naissance en 2008, avec une volonté claire : célébrer notre musique, notre héritage et notre présence ici… Le kompa, genre musical emblématique d’Haïti – mais aussi très populaire en Martinique et en Guadeloupe – s’est naturellement imposé comme un pilier du festival.
C’est une musique rythmée, dansante et sensuelle, mêlant des influences africaines, latines et caribéennes avec des rythmes cadencés, souvent portés par des batteries, percussions, cuivres et guitares électriques.
J’ai aussi voulu inclure le zouk, qui représente les Antilles françaises, pour favoriser un dialogue culturel et une solidarité caribéenne. Le festival a donc été fondé non seulement pour faire rayonner la culture haïtienne, mais aussi la culture créole francophone en général.
En quoi est-ce important d’avoir cette représentation?
C’est une question de visibilité, de reconnaissance, et surtout de dignité culturelle. Dans l’imaginaire collectif, la ‘Caraïbe’, c’était surtout la Jamaïque, Trinidad, les sons du dancehall, de la soca… Et c’est magnifique, mais ce n’est qu’une partie de notre histoire.
J’avais le sentiment qu’on effaçait une partie de mon identité, comme si elle n’existait pas, ou qu’elle n’avait pas sa place ici. Alors j’ai ressenti un besoin viscéral de créer un espace pour Haïti et pour les Antilles francophones, pour tous ceux qui se reconnaissent dans notre musique, notre langue, nos racines.
Le festival franco-caribéen, ce n’est pas juste un événement culturel : c’est un acte d’amour et de résistance. C’est dire : nous sommes là. Nous avons une histoire. Une culture. Une voix.
Notamment par rapport au festival Caribana, majoritairement anglophone?
Pendant longtemps, on ne se voyait pas dedans. On n’entendait pas notre musique, on ne parlait pas notre créole, on ne dansait pas nos danses. Il manquait ce lien émotionnel, cette reconnaissance culturelle. D’ailleurs, cette année, cela va être un premier pas vers l’inclusion, car DJ TONYMIX sera sur le char allégorique de Toronto Revellers de Jamaal Magloire qui a compris l’importance de l’inclusion.
Créer ce festival, c’était aussi pour les enfants de la diaspora, pour qu’ils puissent grandir en voyant leur culture célébrée, fièrement, sans devoir l’expliquer, la défendre ou la cacher. C’est un espace où on peut être soi-même. Et ça, c’est précieux.
Ces cultures sont-elles proches ou au contraire bien différentes?
Elles sont à la fois très proches… et profondément uniques. Et c’est justement ce qui fait la beauté de la Caraïbe francophone. Nous partageons une langue qui est le français, souvent accompagné d’un créole riche et vibrant, ainsi qu’un passé colonial complexe, marqué par l’esclavage, la résistance, et une quête constante de dignité. Sur ces points-là, on se comprend sans même avoir besoin de beaucoup parler.
Il y a une sensibilité, un rapport au monde, une façon de ressentir la musique, la famille, la foi, la mémoire qui nous relie. Mais en même temps, chaque île, chaque pays a son histoire propre, ses héros, ses luttes, sa culture. Haïti, par exemple, porte en elle une force historique unique : c’est la première République noire indépendante, née d’une révolution. Cela a influencé profondément notre identité, notre rapport à la liberté, à la fierté.
Ces différences ne nous séparent pas, elles nous enrichissent. Le festival a justement été pensé comme un lieu de rencontre, pas d’uniformisation. On y vient avec nos accents, nos rythmes, nos danses, nos blessures et nos fiertés. Et quand les tambours résonnent, quand le Kompa et le Zouk se croisent, il se passe quelque chose de magique. On se reconnaît. On se respecte. Et surtout, on se célèbre.
Combien de participants attendez-vous pour cette édition?
Nous espérons accueillir entre 20 et 25 000 personnes. Nous avons vu une belle croissance depuis la COVID-19, autant du côté du public que des artistes et partenaires. Et cette année, avec la programmation que nous avons mise en place, les collaborations communautaires et la visibilité accrue, nous sommes très optimistes.
Ce qui nous touche le plus, c’est la diversité des gens qui viennent : des membres de la communauté indienne, haïtienne, guadeloupéenne, martiniquaise bien sûr, mais aussi des personnes curieuses de découvrir la culture franco-caribéenne, des jeunes de la diaspora, et même des visiteurs d’autres provinces. Notre objectif n’est pas uniquement de remplir un site, mais de créer un espace vivant, inclusif et culturellement riche, où chacun repart avec un bout de la Caraïbe dans le cœur. »