Verushka Lieutenant-Duval : « Je n’avais pas du tout vu ça venir »

Verushka Lieutenant-Duval. Crédit image: Simon Séguin-Bertrand, Archives Le Droit
Verushka Lieutenant-Duval. Crédit image: Simon Séguin-Bertrand, Archives Le Droit

OTTAWA – Près de deux ans après les événements du « mot en n » à l’Université d’Ottawa (U d’O), la professeure Verushka Lieutenant-Duval dit qu’elle s’est sentie, « estomaquée, sous le choc et en panique », ajoutant ne jamais avoir eu l’intention de « bouleverser l’étudiante en question ».

Cette dernière témoignait mercredi dans le cadre de la seconde de trois séances du grief déposé par l’Association des professeurs et professeures à temps partiel de l’Université d’Ottawa (APTPUO).

Verushka Lieutenant-Duval a été suspendue par l’administration, suite à une plainte d’une étudiante, pour avoir utilisé le terme en entier dans un cours le 23 septembre2020.

La professeure faisait mention de la façon dont la communauté noire afro-américaine s’était réapproprié le terme n***e pour dresser un parallèle avec l’utilisation par la communauté gaie du mot « queer », à l’origine une insulte. Elle avait reçu, suite à ce cours, un courriel d’une étudiante lui faisant part de son malaise. Elle souligne qu’à la suite de la prononciation du mot, durant le cours, aucun étudiant ne lui a fait part de son malaise. La chargée de cours s’était excusée par la suite par courriel à sa classe.

« Quand je lis ce courriel (de l’étudiante), je suis comme surprise. J’ai comme un choc. Je n’avais pas du tout vu ça venir », témoigne la professeure de 45 ans.

Elle explique qu’au cours de son parcours universitaire, elle a entendu à plusieurs reprises ce mot de la bouche de professeurs blancs. Effectuant son doctorat au moment de la controverse, elle dit avoir tiré ce mot d’un livre de 2007 d’un professeur universitaire américain. Le mouvement Black Lives Matter, à son plus fort en 2020, a changé la perception des choses « qu’on disait avant, en 2007 », dit-elle.

« Je ne suis pas sur les réseaux sociaux, je n’ai pas d’enfants. Je ne suis pas trop au courant de ce qui se passe chez les jeunes. Je n’ai pas d’amis qui côtoient des jeunes. Je suis comme dans un milieu fermé, dans ma petite bulle. »

La professeure avait indiqué dans un courriel avec cette étudiante le 23 septembre avoir entendu par le passé ce mot à l’université en référence au monde universitaire et non à l’U d’O spécifiquement, mais l’étudiante a compris qu’il s’agissait en particulier de l’établissement, estime-t-elle. Cette étudiante dénonce d’ailleurs, dans un courriel au doyen de la Faculté des arts, l’injustice raciale qui a lieu avec d’autres professeurs blancs de l’Université.

Aujourd’hui, la chargée de cours souligne que son intention n’était pas de « bouleverser quelqu’un ». « J’utilisais un mot qui est tiré de la littérature savante. Ce n’est tellement pas ça que je voulais comme réactions (…). Si j’avais su, je n’aurais pas utilisé ce mot-là. »

L’Université d’Ottawa. Archives ONFR+

Rappel des événements

Après avoir averti au préalable ses élèves qu’elle le ferait au début du prochain cours le 30 septembre 2020, la professeure en compagnie des élèves parle de l’utilisation de ce mot dans le contexte académique à savoir s’il peut être dit.

« L’objectif de l’activité était d’en parler et ils en ont parlé », dit-elle, ajoutant qu’après cette discussion elle a senti que le débat était clos.

L’Ud’O a dit par le passé et à plusieurs reprises,notamment le recteur Jacques Frémont, qu’elle avait perdu le contrôle de sa classe.

« Absolument pas », répond-t-elle. « Ce n’est pas non plus ce que je ressens du ton de voix des réponses… Il n’y avait pas d’agressivité. »

Elle ajoute toutefois avoir perçu un malaise auprès de sa classe en lisant les commentaires du cours sur Zoom à la pause qui affirmait entre autres que ce mot ne devrait pas être prononcé par une personne blanche ou encore certains étudiants ayant partagé leur inconfort.

Le 1er octobre, une étudiante publie la réponse courriel de Mme Lieutenant-Duval sur Twitter déclenchant une avalanche de réactions. Elle dit avoir été très surprise de la réaction qui a été générée par l’étudiante qui ne s’identifie pas comme noire dans un courriel envoyé à Verushka Lieutenant-Duval, mais qui dit parler en tant que personne de couleur. La publication sur Twitter récolte des centaines de partages et une capture d’écran comportant son adresse personnelle ainsi que ses coordonnées circulent aussi en ligne.

« Je commençais à me dire, là je suis en danger. »

Un article du journal étudiant The Fulcrum affirmant qu’elle a utilisé une « insulte raciale » est aussi publié alimentant encore plus les réactions. Entre-temps, via ses réseaux sociaux, l’institution condamne le langage utilisé par Mme Lieutenant-Duval. Cette dernière souligne qu’elle reçoit alors des courriels dans les heures qui suivent, déformant complètement le contexte des propos tenus en classe. Elle écrit par la suite à cinq personnes de son département à la Faculté des arts.

« Je ne savais pas quoi faire. J’étais en panique. Je voulais juste savoir c’était quoi la procédure, qu’est ce que je dois faire, qui je dois contacter », énumère-t-elle.

Dans la classe de 47 étudiants, une seule a porté plainte à la Faculté des arts et son doyen, Kevin Kee. Ce dernier a envoyé un courriel le 1er octobre au soir aux étudiants du cours de Verushka Lieutenant-Duval condamnant son langage « offensant et totalement inacceptable dans nos salles de classe et sur notre campus ». Cette dernière apprend quelques semaines plus tard, via son syndicat, de l’initiative du doyen. Personne de l’U d’O n’est rentré en contact avec elle, dit-elle, se disant estomaquée de la réponse de l’administration.

« Encore aujourd’hui, je n’arrive pas à comprendre pourquoi est-ce qu’on ne m’a pas appelée, écrit pour me dire : « Madame, on a entendu. Est-ce que vous confirmez la chose? » Personne ne m’a contacté pour me demander : « Que s’est-il vraiment passé? Comment ça s’est passé? C’est quoi votre version? ». Publiquement, on déclare que j’ai eu un langage offensif alors que c’était un mot », dénonce-t-elle.

Retrait du cours

Le 2 octobre 2020, elle se voit retirer son cours, l’Université jugeant dans ce climat et cette situation exceptionnelle devoir suspendre la professeure afin d’étudier la situation.

L’établissement dit que deux étudiantes du cours, dont celle ayant partagé le courriel, ont contacté le doyen. Le président du syndicat des étudiants est aussi entré en contact avec Kevin Kee où il écrit que Mme Lieutenant-Duval a « tenté de censurer », l’étudiante en question.

La chargée de cours dit avoir demandé à celle-ci, dans un échange de courriels, d’ajouter du contexte à son gazouillis qui affirmait que la professeure avait utilisé le « mot en n » en classe, sans plus de détails. La professeure demande alors dans un courriel subséquent de retirer sa publication, car ses informations personnelles ont été partagées.

Près de deux ans après les événements, la professeure dit ne pas avoir fait de publications citant une difficulté à se concentrer, elle qui enseigne aujourd’hui à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Depuis la controverse, elle soutient que sa charge de cours a diminué passant de trois à quatre cours par an à deux à trois.

L’ancienne membre du corps professoral de l’ U d’O a témoigné pendant quelques heures ce mercredi dans un hôtel d’Ottawa, devant le tribunal d’arbitrage. Deux griefs en son nom ont été déposés par l’Association des professeurs à temps partiel de l’Université d’Ottawa (APTPUO). Le contre-interrogatoire de la part de l’Université doit intervenir le 1er décembre.