Jacobus, faire entendre la Nouvelle-Écosse
[LA RENCONTRE D’ONFR]
OTTAWA – Jacques Alphonse Doucet est originaire de la Baie Sainte-Marie, en Nouvelle-Écosse. Même s’il vit maintenant en Ontario, le rappeur a sa province natale tatouée sur le cœur. Actif depuis plus de 20 ans en solo ou en groupe (Radio Radio, Jacobus et Maleco), il prévoit laisser son personnage derrière d’ici la fin de l’année.
« Comment Jacques Alphonse Doucet est-il devenu Jacobus?
Au secondaire, les gens m’appelaient Jack the rap… Je voulais un vrai nom comme Snoop Dog ou Jay-Z. J’ai découvert que Jacobus vient du latin pour Jacques, en référence au roi Jacques 1er d’Angleterre. Au début, c’était Jacobus Aldou, pour Alphonse Doucet. J’ai éventuellement laissé tomber Aldou.
Comment la musique est-elle arrivée dans votre vie?
Dans un cours d’anglais, il fallait écrire une pièce de théâtre sur To Kill a Mockingbird (Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, Harper Lee). J’ai lu un chapitre et j’ai fait une chanson sur le chapitre au lieu de lire le livre.
Puis, il y a eu un concours en français à la radio communautaire, où l’on pouvait gagner la chance d’enregistrer notre chanson. J’ai aussi commencé à écrire en français parce que c’était plus facile.
Quelques années plus tard, j’avais arrêté de faire de la musique. Léo Thériault, celui qui a créé Bande à part, est venu me chercher. J’ai fait mon premier spectacle à l’émission Brio de Radio-Canada télé Atlantique. J’avais menti, j’avais dit que j’avais un spectacle de prêt, mais c’était juste pour saisir l’occasion. Ça a commencé ma carrière.
Qu’est-ce qui vous a emmené en Ontario?
Mon épouse a eu un emploi dans la région de Hawkesbury. C’est bien, parce que c’est assez proche d’Ottawa et de Montréal.
Quel est votre rapport avec l’accent acadien?
L’accent acadien de la Nouvelle-Écosse, c’est chez nous, c’est moi. La seule chose c’est que, dans toute ma carrière, les médias ont rapporté que je chantais en chiac. Je n’ai jamais parlé chiac. Ce n’est pas mon accent ni mon dialecte. C’est Gab (Gabriel L.B. Malenfant), l’autre gars de Radio Radio, mais pas moi.
C’est la seule chose avec cette identité acadienne, les gens ont tendance à dire Nouveau-Brunswick et je réponds Nouvelle-Écosse. Après, ils disent chiac et je dis non, acadjonne. C’est la seule chose pour laquelle je dois me battre, mais je le fais avec plaisir parce que c’est important. Aujourd’hui, il y a P’tit Béliveau et Peanut Butter Sunday qui parlent aussi l’acadjonne. Les gens du Nouveau-Brunswick ont leur accent et en sont fiers, on a le nôtre et on est fiers aussi.
Y a-t-il une différence de réaction à votre accent en Ontario, par rapport au Québec?
L’Ontario s’en fout un peu. Bien sûr, ils entendent qu’on vient de l’Est. Ils comprennent, car ils sont aussi une minorité linguistique. L’Ontario et les autres de la francophonie canadienne ne vont pas me dire : tu sonnes comme un Anglais.
Ma fille a un accent franco-ontarien. C’est cute, elle ne sonne pas comme moi qui suis Acadien, ni comme mon épouse qui est Québécoise.
Au Québec, peut-être que les gens sont habitués à ce qu’ils entendent à la télé, où il n’y a pas beaucoup de variations d’accents. Je vais adapter mon vocabulaire pour me faire comprendre, mais je ne change mon accent pour personne.
En 2008, Radio Radio a lancé Cliché Hot. Ça jouait tellement que certaines paroles sont devenues des expressions populaires. Comment avez-vous vécu cette effervescence?
Cliché Hot a connu plus de succès en 2009-2010. L’expression voyageait bien. C’est cliché, mais c’est le fun quand même : cliché hot.
Jacuzzi a pris du galon quand elle a été utilisée dans une publicité de Telus, en 2009. Tout le monde connaissait la chanson, même si les gens ne connaissaient pas le groupe.
En 2010, on a sorti l’album Belmundo Regal, mais on nous parlait encore de Jacuzzi. C’était cool de pouvoir vendre les deux albums en même temps. Timo (Timothée Richard) avait quitté le groupe, donc ça faisait une belle transition.
Belmundo Regal s’est rendu sur la courte liste du prix Polaris…
Toute l’année, on a perdu contre Karkwa. Le Polaris, les Juno… À l’ADISQ, on a tous perdu contre Les Cowboys Fringants. C’était une bonne année!
Y a-t-il une reconnaissance qui vous a fait plaisir plus que les autres?
Non, mais tu veux être en nomination, car ça veut dire que, selon l’industrie, tu fais partie du groupe. J’ai quelques Félix, des Trille Or, des East Coast Music Awards (ECMA)… C’est beau, mais ça prend la poussière dans mon bureau. Quand tu es jeune, tu les veux. Quand tu es vieux, tu t’en fous.
Pour mon album solo, ça me touche un peu plus, parce que c’est mon projet à moi. Avec le prochain, qui sort le 15 novembre, j’aimerais gagner un ECMA et un Trille Or, parce que j’en ai gagné pour les deux premiers et j’aimerais terminer le triptyque. Ce serait cool mais, finalement, ça ne change rien.
Que pouvez-vous nous dire sur ce troisième album?
Le titre est Jacobus, le décès d’un artiste. C’est une trilogie : Le retour de Jacobus, où je reprenais le personnage, Caviar, qui représente le règne, et là c’est le déclin, je tue le personnage de façon artistique. Ce sera mon dernier album. C’est mon dernier, mon bébé, je ne fais aucun compromis. Et après, c’est fini.
Pourquoi?
Ce sera mon 13e ou 14e album si je compte tous les projets. Je vais pouvoir faire des spectacles, des collaborations, des singles avec Radio Radio. Mais un album du début à la fin? Zéro intérêt. Je pense que l’industrie du disque est perdue.
C’est frustrant quand tu fais 12 chansons qui te tiennent à cœur et que les gens écoutent seulement deux extraits. J’ai fait le tour. Un long album, ça prend beaucoup de temps et d’efforts pour de moins en moins de retour.
Êtes-vous cynique par rapport à l’industrie de la musique?
Je ne suis pas optimiste, ça, c’est sûr. L’industrie ne s’est jamais adaptée depuis les cassettes. Les artistes ont créé les tendances, les labels ont capitalisé sur les artistes.
Longtemps, j’ai voulu arrêter de faire de la musique. Là, je veux ralentir. J’ai commencé à 16 ans, j’en ai 40. Je veux choisir mes projets pour que ce soit encore le fun.
Le hip-hop, c’est une affaire de jeunes. Je peux encore rapper, mais être sur la scène, en train de sauter, je trouve que c’est plus difficile. Je suis en bonne forme pour 40 ans, mais j’aimerais faire autre chose. Je veux parler aux gens de mon âge. Ce que je faisais quand j’avais 20 ans, le party, le cliché hot, ce n’est plus moi.
Comment Jacobus a-t-il évolué depuis Jacobus et Maleco, le groupe qui vous a fait connaître avant Radio Radio?
Le son a changé. Ma voix, mon style, ma façon de rouler les mots. Jacobus et Maleco, c’était plus politisé et local. Radio Radio est plus global. Et Jacobus, c’est une carte blanche.
Comment l’Ontario a-t-il influencé votre musique?
Le retour de Jacobus sonnait comme un album de Radio Radio sans Gab, parce que j’avais le même beatmaker qu’avec Radio Radio. Je voulais changer le son. J’ai commencé à travailler avec DJ Unpier et Kenan Belzner pour Caviar.
Est-ce qu’ils seront aussi sur le prochain album?
Pour la musique, oui. Pour les collaborations, je ne suis pas certain de ce que je veux. Ça se peut que je le fasse 100% en solo pour les paroles. Je ferai peut-être des remix avec des invités.
Avec Radio Radio, vous avez lancé une collection musicale NFT (non-fungible token, ou jeton non fongible). Pourquoi vous être lancés là-dedans?
La technologie est intéressante. Ce n’est pas encore facile, parce qu’il faut convertir de l’argent en bitcoin. Tu aimes ou tu n’aimes pas. Mais l’idée est bonne. Quand je dis que je ne ferais pas d’autre album, je serais plus enclin à faire quelque chose en NFT parce que l’artiste gagne un pourcentage chaque fois qu’un produit est revendu. L’industrie de la musique aurait pu utiliser ça pour contrer le piratage, mais là je crois que c’est trop tard avec Spotify et Youtube.
On ne vous entend pas beaucoup parler de votre parcours personnel. Est-ce important pour vous de garder votre vie privée?
Je n’aime pas parler de ma famille sur les réseaux sociaux ou dans les médias. Jacobus, ça ne me dérange pas. Tu peux m’insulter, m’aimer, me détester, je m’en fous un peu parce que c’est un personnage. Il y a un peu de moi, mais c’est exagéré.
Mes enfants, ma famille, ce n’est pas des affaires des autres. Je mets des photos de mon ourson en peluche. C’est le plus privé que tu vas trouver de moi sur Instagram.
Sentez-vous une responsabilité de représenter l’Acadie en dehors de l’Acadie?
Partout où je vais, je m’assure que les gens sachent que je suis acadien de la Nouvelle-Écosse, sinon ils vont continuer à croire que je viens du Nouveau-Brunswick.
C’est important, et c’est fait avec fierté. La Nouvelle-Écosse en premier, car je suis fier de cette province. On a perdu la guerre des langues, on est 3% de francophones. Le Nouveau-Brunswick est bilingue, le Québec est francophone. Nous, on a perdu. Mais on existe encore, alors on est fiers.
Êtes-vous devenu Franco-Ontarien?
Je suis géographiquement en Ontario et je suis francophone, donc je suis un Acadien franco-ontarien. Je me sens bien dans la communauté franco-ontarienne même si je ne serai jamais 100% Franco-Ontarien. Ce n’est pas ma culture. Ma fille, elle, est Franco-Ontarienne. Elle a grandi ici. Mais moi, je vais toujours être un Acadien de la Nouvelle-Écosse.
Le Trille Or s’est recentré sur l’Ontario et l’Ouest. Qu’en pensez-vous?
Je trouve ça correct. Le Québec a l’ADISQ. L’Acadie a les Éloizes.
Ce que j’aime aussi des Trille Or, c’est que les catégories sont non genrées. C’est plus inclusif. Peu importe comment tu t’identifies, tu es dans la même catégorie que tout le monde.
Je me souviens du souper de l’industrie au Trille Or 2019. Une artiste avait dit qu’elle ne s’attendait pas à gagner parce qu’elle ne s’appelait pas Jacobus. Vous rappelez-vous de ça?
Je ne m’en rappelle pas… J’ai eu 100 fois plus de nominations que de victoires. Jacobus est nommé pour deux-trois affaires, tandis que Damien Robitaille, Étienne Fletcher ou Anique Granger sont nommés pour 25 affaires. Ce sont les gros hitters. Moi, je fais du hip-hop. C’est un style auquel on n’a souvent pas donné assez de valeur.
Vous pilotez plusieurs projets en même temps. Est-ce que c’est important de travailler beaucoup?
Quand je suis motivé, j’aime travailler. Quand je ne suis pas motivé, j’aime faire autre chose, musicalement. Là, je suis en train de fermer mes comptes. Je sors mon dernier album solo alors que Gabriel sort son premier, à la même date. On va les présenter en tournée avec Radio Radio.
En 2016, Radio Radio a fait un album en anglais, Light the Sky. Est-ce que des fans anglophones vous ont suivi?
Quelques-uns, probablement. C’est plus l’inverse, des fans francophones qui ont suivi le côté anglophone. C’était un bon projet, un défi personnel, mais c’était différent. C’est dans l’univers de Radio Radio, mais un peu à part.
Votre style vestimentaire vous démarque. Comment est-il venu à vous?
J’aime bien m’habiller quand ça a sa raison d’être. Avant, je m’habillais bien pour tout. Maintenant, je trouve que chaque lieu a sa vibe. Gab et moi avons différents styles, lui est plus trendy et moi, plus classique. Présentement, je suis plutôt dans un côté laid-back country style, mais dans un gala ou un événement, je vais m’habiller chic avec plaisir.
Quel est votre vidéoclip préféré?
Je n’en ai pas. Le premier, c’était Brume sous les streetlights, en 2007, pour le EP Télé télé. Ça a coûté 60$. On a fait des clips à 140 000$ qui étaient presque un gaspillage de temps et d’argent.
J’ai adoré chaque vidéoclip, à part Light The Sky, que je n’ai pas compris. On n’en a pas fait avec le plus récent album, À la carte, à cause de la pandémie et du manque de temps. Aussi, maintenant, le vidéoclip a moins d’importance que les formats courts sur les réseaux sociaux.
Quelle est l’importance de l’humour dans vos paroles?
Chaque album est différent. Dans Le décès d’un artiste, l’humour est important. Il y a une chanson triste, mais le reste reflète que c’est un sujet qui fait partie de la vie. Ça rappelle mon ambition de jeunesse : je voulais être embaumeur.
Il faut de l’humour pour passer à travers quelque chose de si triste. Ce n’est pas juste d’être triste parce que quelqu’un est mort, c’est de célébrer sa vie. La majorité de mon album est une célébration de ma carrière. Ça s’entend que je m’amuse.
Même chose avec Radio Radio, une chanson comme Guess What, qui parle d’homophobie, est assez drôle. Dans Jacuzzi, on veut dire : Il y a de la place en masse dans mon pays, mon village, ma société. »
LES DATES-CLÉS DE JACOBUS :
- 1983 : Naissance en Nouvelle-Écosse
- 2003 : Premier album de Jacobus et Maleco, La gueule de bois
- 2008 : Premier album complet de Radio Radio, Cliché hot
- 2015 et 2017 : Naissance respectivement de sa fille et de son fils
- 2023 : À venir, son dernier album, Jacobus, le décès d’un artiste.
Chaque fin de semaine, ONFR+ rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada.