
Kelly Bado : le parcours en ascension d’une belle âme

[LA RENCONTRE D’ONFR]
Kelly Bado est une autrice-compositrice-interprète franco-manitobaine, originaire de Côte d’Ivoire. Le 2 mai, elle lançait son deuxième album, intitulé Belles âmes. Elle récolte trois nominations au prochain gala Trille or et est récemment devenue la première artiste signée par Odd Dolls Records, une étiquette de disque fondée par des femmes, au Manitoba. Sa musique est le résultat d’un mélange des cultures et des langues qui ont façonné son parcours de vie, qu’elle retrace avec nous.
« Qu’est-ce qui vous a menée de la Côte d’Ivoire au Manitoba?
J’étais venue juste pour mes études. Beaucoup de gens de mon pays se rendent à l’étranger pour de meilleurs diplômes ou pour explorer d’autres possibilités. J’avais vécu au Maroc pendant quelques années. Et là, mon père, qui aime beaucoup les études, voulait que je poursuive et a proposé le Canada.
Je n’avais pas nécessairement en tête de me rendre ici, jusqu’à ce qu’on découvre qu’il y avait des encouragements à l’immigration au Manitoba. L’ambassade canadienne en Côte d’Ivoire disait que le Manitoba était en recherche d’étudiants et d’immigrants professionnels.

Je suis arrivée avec ma sœur. C’était la condition pour moi. Au Maroc, on rentrait (en Côte d’Ivoire) deux ou trois fois par année. Ici, c’est loin. J’y vais peut-être tous les trois ans. Je ne voulais pas être aussi loin de tout le monde. Ma sœur aussi avait fini ses études, donc mes parents l’ont encouragée à m’accompagner. Je pense qu’elle aussi a toujours voulu découvrir, visiter, connaître d’autres endroits. Ça a bien fonctionné pour nous deux.
Quel genre de clash culturel avez-vous vécu?
Des clashs culturels, il y en a partout, à moins de rester chez soi. Quand tu voyages, tu rencontres d’autres personnes, d’autres cultures.
En plus du froid, la chose que je n’avais pas réalisée, c’est que c’est vraiment une province majoritairement anglophone. Je m’attendais à une province parfaitement bilingue. Déjà, à l’aéroport, on me parlait en anglais. C’était un gros choc, bien que j’aie étudié l’anglais à l’école. Il a fallu accélérer mon apprentissage, parce que tu ne peux pas avoir les services de base en français, comme installer ta chaîne de télé, faire les courses, etc.
Heureusement, on avait de l’accueil du service des étudiants de l’Université de Saint-Boniface, qui était à ce moment-là le Collège universitaire.
Comment avez-vous trouvé votre place dans la communauté franco-manitobaine?
C’est vraiment une petite communauté qui est concentrée à Saint-Boniface. Heureusement pour moi, l’Université avait des résidences, donc j’ai vécu au cœur de Saint-Boniface.
L’adaptation a été OK, mais difficile. OK, car j’ai rencontré d’autres gens de chez moi : de la Côte d’Ivoire, du Sénégal, même du Maroc, etc. Du coup, je n’étais pas toute seule. Mais les différences culturelles étaient vraiment difficiles à dépasser.
L’Université de Saint-Boniface a depuis créé un atelier d’introduction aux cultures qui doit être suivi par les immigrants ET les Canadiens. Ils ont ensuite ajouté un volet pour le corps professoral. Il fallait absolument le faire, car il y avait des incompréhensions culturelles qui menaient à des difficultés à se comprendre entre étudiants et professeurs.

Il ne faut pas négliger les différences culturelles. Ça a un impact qui peut aller jusqu’à faire échouer quelqu’un, juste parce qu’il n’arrive pas à faire comprendre ses besoins.
Par exemple, il s’est passé toute une moitié d’année sans que le professeur comprenne pourquoi je ne le regardais pas dans les yeux. Il a pris ça pour de la distraction, un manque de concentration et un manque d’intérêt dans ce qu’il disait. Et ça a pris une demi-année avant qu’il m’en parle. Ça m’a valu des remarques négatives dans mon dossier.
J’ai dû expliquer que ce n’était pas de la distraction. Chez nous, on ne regarde pas les gens dans les yeux, surtout un aîné ou un supérieur hiérarchique. Ça peut passer comme un affront. On ne tutoie pas les gens plus âgés que nous, non plus.
Qu’est-ce qui vous a décidée à rester au Canada?
J’ai rencontré mon mari, c’est aussi simple que ça. Juste après avoir terminé mes études, alors que je m’apprêtais à rentrer.
Faisiez-vous déjà de la musique auparavant?
J’ai toujours fait de la musique, mais de façon bénévole. Ma mère chantait dans une chorale, ma grand-mère aussi… pour elles, c’était naturel de nous inscrire à la chorale.
Donc, quand je suis arrivée au Canada, j’ai joint une chorale francophone de quartier. La musique était un moyen de m’accoutumer.
Aujourd’hui, vous mélangez les différentes cultures dans votre musique et chantez dans plusieurs langues. Quel est votre processus de création en ce sens?
Ça vient au fur et à mesure de notre expérience de vie. Au départ, je n’écrivais pas mes chansons. J’écoutais Céline Dion, Julio Iglesias, Édith Piaf… mes parents écoutaient toutes sortes de musique, alors ça entrait dans mon cerveau. Et après, j’ai découvert que Céline Dion n’est pas Française, mais Canadienne! On ne savait pas ça dans mon pays! (Rires)
À force d’écouter, j’ai commencé à avoir des bribes d’idées. Au Maroc, je les écrivais dans mon calepin. C’était assez particulier, pas tout à fait ivoirien, pas tout à fait européen. Mes amis me disaient : tes chansons, c’est… différent! (Rires) Donc, je ne montrais pas mes chansons, sauf à des amis assez proches.

J’ai poursuivi ça une fois au Canada. J’ai commencé à écrire sur des thèmes qui me passionnaient, comme l’Afrique, par exemple. Je suis une grande penseuse, dans le sens que j’ai toujours des messages ou des thèmes qui m’intéressent, comme la politique, mais sans parler de politique, plutôt en parlant des injustices.
Je suis une chanteuse. Donc, au lieu d’aller faire du militantisme dans les rues, je vais utiliser ma plume.
Les Découvertes manitobaines en chanson m’ont aidée à sortir de l’interprétation pour passer à l’autrice-compositrice. C’était un petit concours, mais sans ça, je n’aurais peut-être pas su que j’étais capable de bien écrire. Par les encouragements et le coaching que j’y ai eus, ça a fait débouler pas mal de choses.
Ensuite, chaque nouveau concours était plus prestigieux que le précédent. Ça a bien fonctionné pour moi. Mais ceux qui m’ont vue au début et qui m’ont donné cette chance, c’est à eux que je dirais merci.
Vous avez aussi fait La Voix, au Québec, en 2018. Avec le recul, qu’est-ce que cette expérience vous a apporté?
D’avoir rencontré des idoles, des personnes que j’écoutais à la radio, dont j’étais une grande fan. C’était quand même incroyable d’être dans la même pièce que Garou ou Lara Fabian, ces artistes internationaux qui ont eu de grands succès et qui t’enseignent. J’en tremblais. Au lieu de me concentrer sur la répétition, je me disais : wow, Lara Fabian est là en train de me donner des conseils!
Et vous avez rencontré Yama Laurent, qui chante avec vous sur la chanson titre de votre nouvel album. Parlez-nous de cette amitié.
Quand ils nous ont mis en paire, pour Let it be des Beatles, on se demandait comment on allait rendre cette chanson. C’est vieux, il y a des centaines d’interprétations en ligne… on paniquait. Je lui ai dit : il faut juste qu’on soit nous-mêmes. C’est comme ça qu’on a travaillé ensemble.
Fastforward sept ans plus tard, on se retrouve. Je lui dis : Yama, j’ai une chanson qui s’appelle Belles âmes, et j’aimerais vraiment que tu puisses la chanter avec moi. Elle était tellement contente!
Je n’aurais pas pensé à quelqu’un d’autre pour cette chanson. J’ai gardé cette idée dans mon cœur depuis qu’on s’est connue, de trouver une façon qu’on rechante ensemble. Tout le monde disait qu’on devrait rechanter ensemble.
Elle est venue à Winnipeg pour tourner la vidéo. Elle est allée à fond et c’était une belle expérience.
C’est une chanson très spirituelle, est-ce que c’est représentatif de l’album Belles âmes?
Non, pas du tout! Mais pour moi, le gospel allait bien avec cette chanson et nos voix se prêtaient bien à cette interprétation. L’originale, Good people, a été écrite en anglais, sans chorale gospel.
C’est ma créativité, je ne mets pas de limites à ce que j’entends dans ma tête. Mais comme Yama vit au Québec, quand je la chante en spectacle, je suis seule. L’idéal serait de se retrouver pour la chanter ensemble.
Cet album est inspiré par toutes les personnes autour de moi, ce que je vois, ce que j’observe. Surtout l’être humain, les personnes. C’est pour ça que j’ai choisi le titre Belles âmes. Je ne parle pas de la beauté physique, je parle de qui on est à l’intérieur. Ça passe par toutes nos expériences.
Mes chansons sont toujours mélancoliques, mais empreintes d’espoir, 50/50. J’ai un brin de réalisme, je ne suis pas complètement dans les nuages. Je ne crois pas qu’il suffît de claquer des doigts pour que tout nous sourie. C’est difficile, la réalité n’est pas toujours rose, mais ça ne veut pas dire qu’on n’a pas le droit d’espérer que demain, quelque chose de mieux pourrait être là pour nous.
Vous avez fait Contact ontarois en janvier 2025. Va-t-on vous voir en Ontario dans la prochaine année?
J’espère! J’avais fait une tournée virtuelle pendant la pandémie, donc l’espoir est de venir en personne, cette fois. Je croise les doigts, peut-être pour l’automne. Je serai aussi au gala Trille or, à Ottawa, en mai, mais j’aimerais visiter d’autres régions de l’Ontario.

Vous êtes nommée aux Trille or comme Artiste solo, Révélation et Coup de cœur du public. Comment avez-vous réagi quand vous avez vu les nominations?
Ça m’a vraiment fait plaisir. Surtout pour le prix du public. J’aime toujours ces prix, car on fait ce métier pour l’audience. Oui, on le fait pour nous, comme artiste, on exprime notre créativité. Mais c’est bien quand les gens s’y retrouvent. On est uniques, mais on a quand même une façon de connecter dans notre unicité.
Et c’est une grosse année pour le Manitoba, plusieurs artistes de chez vous sont en nomination.
Il y a beaucoup de gens créatifs, ici. Le fait qu’on est loin de l’industrie… c’est bizarre de dire ça, car il y a beaucoup de talents ici, mais on essaie beaucoup de s’exporter. C’est difficile d’avoir des opportunités en français. Il y a beaucoup de choses en anglais, mais en français, on les compte sur les doigts.
Je participe à des spectacles ici et là, mais 60% de mon public est anglophone. Je ne m’en plains pas, mais ça démontre que c’est difficile de vivre de sa musique en français. D’où le remerciement que j’ai pour les Trille or et toutes ces vitrines qui nous permettent d’avoir un petit espace quand même, nous les gens de l’Ouest, pour vivre notre francophonie. »
LES DATES-CLÉS DE KELLY BADO
2007 : Arrivée au Canada
2013 : Gagnante des Découvertes franco-manitobaines en chanson
2017 : Participation au concert du 150e anniversaire du Canada aux côtés de Alessia Cara, Walk of the earth, Lisa Leblanc, Serena Rider et Marie Mai, entre autres.
2017 : Mariage avec celui qui lui a donné envie de rester au Canada. Ils sont deux fils, nés en 2019 et 2021.
2018 : Participation au concours télévisé La Voix. Son duel sur Let it be avec Yama Laurent a même été remarqué par Paul McCartney.
2020 : Lancement de son premier album complet, Hey Terre
2023 : Elle fait la première partie du concert de son idole Angélique Kidjo, gagnante de cinq Grammys
2025 : Lancement de l’album Belles âmes