
Rôles et privilèges d’un métier particulier : conservatrice au Musée des beaux-arts du Canada

OTTAWA – Sonia Del Re est conservatrice principale du service des dessins et estampes du Musée des beaux-arts du Canada (MBAC). ONFR est allé à sa rencontre pour comprendre en quoi consiste son travail, aux tâches variées, mais hyperspécialisées.
Il est difficile d’expliquer à un non-initié ce que fait concrètement un conservateur, puisque la mission varie grandement selon l’institution et la collection de laquelle on est responsable. En plus des musées, il est aussi possible de travailler pour des galeries commerciales, des maisons aux enchères, de grandes entreprises (collections corporatives) ou même des individus. D’entrée de jeu, Sonia Del Re nous explique que l’entrevue ne pourra porter que sur sa propre expérience.
Néanmoins, elle résume : « Le conservateur ou la conservatrice de musée est responsable du soin physique et intellectuel d’une collection, et de diffuser la collection, que ce soit par des expositions, des publications, etc. Il ou elle a également la tâche d’enrichir la collection, soit en faisant des achats ou en recevant des dons. »

Dans son cas, elle s’occupe d’œuvres sur papier, un matériau « à la fois vulnérable et très résilient » qui doit être manipulé avec le plus grand soin. Cette énorme collection nationale compte environ 30 000 œuvres, couvrant cinq siècles d’histoire et grosso modo tous les continents. La grande différence avec ses collègues en art contemporain, c’est que Sonia Del Re ne peut pas s’entretenir avec les artistes, tous décédés.
Il lui arrive tout de même d’en découvrir qu’elle ne connaissait pas encore. Le meilleur indice pour déterminer la qualité de dessins ou d’estampes est leur état de conservation. « Si une œuvre d’art a survécu jusqu’aujourd’hui, ce n’est pas un accident. »
Il s’agit d’un travail souvent solitaire, de recherche dans des archives, dont la « plus grande bibliothèque d’Histoire de l’art au pays », qui se situe au MBAC et constitue son outil de recherche principal.
La conservatrice crée aussi son propre savoir en publiant les résultats de ses recherches, par exemple dans les catalogues d’exposition, « ce qui reste d’une exposition pour la postérité. » Ces derniers se retrouvent surtout dans des bibliothèques muséales ou universitaires, mais sont aussi vendus à la boutique du musée.
Des aptitudes essentielles
Pour l’institution, la stabilité d’emploi est un atout majeur. En poste depuis 2004, Sonia Del Re possède un niveau de connaissance inégalé de la collection, de la bibliothèque et de ses propres recherches.
« La mémoire institutionnelle, c’est hyper important. (…) Il faut connaître non seulement l’histoire qui nous précède, mais aussi notre propre histoire, car on s’y réfère assez souvent. »
Sonia Del Re détient une maîtrise en muséologie à l’Université de Montréal, ainsi qu’un doctorat en Histoire de l’art à l’Université McGill, également dans la métropole québécoise.

La passion et la mémoire font partie des qualités essentielles. « J’ai une capacité à me remémorer des dates, des noms, des lieux, des événements, etc. »
Il faut être rat de bibliothèque, et un peu détective, pour s’occuper d’une telle collection d’art ancien. « Quand on recherche des artistes qui sont décédés il y a des centaines d’années (…) on n’a pas leurs écrits, on n’a pas leurs pensées, on ne peut pas leur parler. Il faut vraiment aimer beaucoup la recherche. »
Le français, une langue majeure
Les quatre langues principales de l’Histoire de l’art sont le français, l’anglais, l’italien et l’allemand. Née à Montréal de parents italiens, Sonia Del Re en maîtrisait déjà trois, ce qui était d’ailleurs une exigence pour compléter son doctorat.
« Ça enrichit mon travail parce que tout ce que je fais, je le fais dans les deux, même trois langues. »
Être francophone constitue donc un atout pour effectuer des recherches approfondies ou pour aller à la rencontre du public canadien. Sonia Del Re raconte que lorsque ses expositions sont montées à travers le Canada, des francophones viennent la remercier.
La conservatrice donne en exemple son exposition Feuille à feuille, présentement installée au Audain Art Museum de Whistler, en Colombie-Britannique. « C’est une institution où normalement, les textes sont uniquement en anglais. Mais comme c’est une exposition du MBAC (…) ils doivent s’adapter au modèle du MBAC. »
L’agente principale, Relations publiques et médiatiques au MBAC Josée-Britanie Mallet, qui assiste à l’entrevue, rappelle que tout est bilingue dans l’institution : accueil, catalogues d’exposition, visites guidées, etc. Elle invite le public francophone à s’approprier davantage le musée de tous les Canadiens. « Les francophones gagnent à connaître le musée. Ils ne viennent pas suffisamment en grand nombre », déplore-t-elle.
Au quotidien
En étant responsable de quelques 30 000 œuvres, Sonia Del Re peut imaginer des expositions « sur pratiquement n’importe quel sujet. »
Entre la recherche, l’écriture, la réception d’œuvres et l’élaboration d’expositions, les temps morts sont rares.
Pour enrichir la collection, la conservatrice collabore avec des collectionneurs privés. Les dons peuvent être « mutuellement bénéfiques », c’est-à-dire qu’ils offrent au collectionneur une visibilité plus importante, et qu’ils enrichissent la collection nationale. « C’est aussi le grand privilège de travailler dans un musée fédéral, c’est qu’on a une mission nationale et que le métier qu’on fait et les collections qu’on gère, c’est pour les Canadiens. »

Il est aussi possible d’acheter des œuvres en assistant à des foires d’art, souvent à Paris, Londres ou New York. Le MBAC dispose d’un budget de huit millions de dollars par année pour l’ensemble de ses collections. Ce montant peut paraître impressionnant, mais n’a pas bougé depuis trois décennies, alors que les prix du marché ont passablement augmenté.
Néanmoins, cela signifie que « peu importe la réalité économique, le musée continue de s’enrichir et d’enrichir la collection canadienne », explique Sonia Del Re.
La place des femmes dans l’Histoire de l’art
Son projet actuel : bâtir une collection d’œuvres faites par des femmes avant 1800. « Ce sont des artistes qui sont assez difficiles à repérer, qui ont été peu collectionnées par les institutions jusqu’à maintenant. Ce qui signifie par contre qu’il y a encore des œuvres sur le marché. »
Si ces œuvres sont particulièrement prisées par les grands musées de nos jours, leur quantité est nettement moindre par rapport aux œuvres anciennes produites par des hommes. Occupées à prendre soin des enfants, les femmes ne sont pas nombreuses à avoir pu faire carrière dans les arts.
« Il n’y aura jamais de parité, énonce la conservatrice. C’est un fait historique, on ne peut pas y remédier. »

Pour ce qui est des conservatrices de musée, Sonia Del Re est fière de diriger une collection qui a presque toujours été menée par des femmes.
La première à avoir occupé ce poste est l’Anglaise Kathleen M. Fenwick, devenue il y a une centaine d’années la première femme conservatrice de musée au Canada. Elle est restée à la tête de la collection pendant 40 ans.
À cette époque, l’emploi était encore plus prestigieux, considéré comme le deuxième poste en importance au MBAC. Le musée a grandi depuis, mais Sonia Del Re porte encore le titre de responsable du service des dessins et estampes avec fierté, et ce, depuis plus de 20 ans.