À Sturgeon Falls, le français demeure objet de discorde
NIPISSING OUEST – À Sturgeon Falls, le fait français est à la fois partout et nulle part. Une majorité écrasante de citoyens sont francophones, mais la langue française est à peu près invisible dans la sphère publique. Le sujet divise cette communauté, près de cinquante ans après la crise linguistique qui s’y est jouée.
1971. Les élèves francophones de Sturgeon Falls exigent qu’une école de langue française voit le jour. La seule école secondaire de la communauté est alors bilingue et est un terreau pour l’assimilation. Cette crise locale prend une envergure nationale. Le quotidien Le Droit lançant même l’« Opération anti-assimilation », invitant les Franco-Ontariens à se faire entendre. Ultimement, le gouvernement cédera et forcera le conseil scolaire de l’époque à agir en ce sens.
Cinq décennies plus tard, Sturgeon Falls est l’un des secteurs de l’immense municipalité fusionnée de Nipissing Ouest. La proportion des francophones a diminué dans ce tout. Ceux-ci demeurent néanmoins fortement majoritaires, composant près de 65 % de la population.
Inexplicable donc, que les rencontres du conseil de ville, une partie des documents municipaux et de l’affichage public municipal soient seulement en anglais, selon Denis Labelle.
« Si les anglophones étaient minoritaires et n’avaient pas leurs services, ils crieraient. Là, on est majoritaire chez-nous. On s’est battu pour nos écoles et on doit encore se battre »
-Denis Labelle
Passionné par les droits linguistiques, celui qui est président du Conseil scolaire public du Nord-Est est retourné sur les bancs d’école, au début de la soixantaine, pour étudier le droit à l’Université d’Ottawa. Il y a quelques mois, il s’est présenté devant les élus pour demander que Nipissing Ouest devienne officiellement bilingue.
« Je propose qu’on le fasse en douceur. Adopter une désignation bilingue, puis en collaboration avec les marchands faire que tout l’affichage soit dans les deux langues », dit-il. Actuellement, seul un arrêté municipal suggère que la Ville offre des services dans la langue officielle de prédilection d’un citoyen.
Des citoyens aux avis divergents
Mercredi soir, c’est la soirée shuffleboard (jeu de palets) au club de l’âge d’or de Sturgeon Falls. Une vingtaine d’aînés y sont rassemblés. En attendant leur tour, quelques-uns répondent aux questions d’ONFR+. « C’est vrai que lorsqu’on arrive en ville, on a aucune idée que c’est une communauté francophone », lance une dame, qui porte fièrement une épinglette arborant le drapeau franco-ontarien.
« Ce qu’il faut comprendre c’est que lorsqu’on naît ici, on est habitué aux deux langues. Puis, les documents en français, j’ai plus de difficulté à lire ça. Je suis francophone, mais je préfère lire en anglais, il y a moins de longs mots », renchérit une autre. La majorité des participants à cette conversation à bâtons rompus s’entendent néanmoins sur le fait qu’il faudrait plus de français dans l’affichage. « Mais les taxes sont déjà hautes. Est-ce que ça va avoir un impact sur ça? », se demande une dame.
À quelques rues de là, devant l’un des célèbres casses-croûte de Sturgeon Falls, un citoyen parle, visière levée, de la situation. « Nipissing Ouest a toujours été français et anglais. Les deux langues se rejoignent. La mairesse et certains conseillers de ville font de ça un plus gros problème que ça l’est vraiment », croit Pierre Lafond, qui favorise le statu quo. Deux autres jeunes partagent le même avis. « On est né ici, on parle aussi bien le français que l’anglais. Mais on vit en français et ça ne me dérange pas de voir l’anglais affiché », dit l’un d’eux.
Gérard Beaudry n’est pas du même avis. « Ce qui nous distingue des autres régions, c’est que nous sommes francophones. Mais pas si on en juge les panneaux, il y en a trois sur 60 qui sont en français! Les visiteurs ne peuvent pas s’imaginer que c’est francophone », dit-il. Le citoyen né à Sturgeon Falls ne verrait pas d’un mauvais œil que des fonds supplémentaires soient consacrés à ce projet. « Si on a des valeurs, si on y croit, on peut mettre plus d’argent là-dedans », affirme-t-il.
Pourtant, la question linguistique s’est bel et bien entremêlée à des considérations financières, provoquant des débats enflammés sur la toile.
La mairesse veut faire plus, sans faire payer plus
« Je vais mettre les point sur les i », lance Joanne Savage, au sujet de toute la controverse qui fait rage sur la place du français dans sa municipalité majoritairement francophone. « Est-ce qu’on veut réglementer ou plutôt encourager? Moi, je choisis la seconde option. Je veux qu’on joue un rôle d’ambassadeur et mettre de l’avant les avantages », ajoute-t-elle.
La Ville n’injectera pas 50 000 $ pour donner plus de place au français, dit-elle. Une information, d’abord évoquée par un fonctionnaire municipal, circule à cet effet dans l’éventualité où tous les documents municipaux devenaient bilingues. La mairesse ne veut pas suivre cette voie. Sa municipalité a un taux de taxation enviable, dit-elle, elle ne veut pas qu’il augmente.
« Avec un règlement, je souhaite déclarer la municipalité de Nipissing Ouest bilingue. Donc, c’est une déclaration et non pas une désignation. Car, une désignation pourrait nous forcer à remplir des formulaires, entraîner des frais légaux et nous forcer à assumer des frais », affirme Joanne Savage.
Concrètement, elle compte miser sur des outils de traduction plus performants pour rendre accessibles plus de documents dans les deux langues. Elle compte aussi travailler avec les autres municipalités francophones pour échanger des modèles de règlements qui ont déjà été traduits.
Oui, elle souhaite installer des drapeaux franco-ontariens dans la Ville, dit-elle. « Mais franchement, c’est quoi le coût d’une douzaine de drapeaux? », lance-t-elle, affirmant qu’il s’agit d’un coût minime. Le français peut favoriser l’économie, croit-elle. « Il faut en profiter pour promouvoir notre région, encourager le tourisme et penser au développement économique », affirme Mme Savage.
Les employés municipaux qui ne parlent pas français ne perdront pas leur emploi, assure-t-elle. Tous les postes ne nécessitent pas des gens bilingues, dit-elle. Un comité de travail a été mis en place pour produire le nouveau règlement. Il partagera le fruit de son travail, en avril. « Le français est en danger, s’il n’est pas protégé, si on ne s’assure pas qu’il continue à exister », conclut la mairesse.
Denis Labelle a été la cible de bien des critiques depuis sa proposition de rendre Nipissing Ouest officiellement bilingue. Mais il persiste et signe.
« C’est le moment de se réveiller! Ça ne coûte pas cher, car on va le faire en douceur. Par exemple, si on doit remplacer une affiche, on va en profiter pour ajouter le français. Il faut envoyer un message clair à nos jeunes : c’est correct de vivre en français, d’avoir une communauté francophone. Sinon, on va vers l’assimilation pure », croit-il.