Anastasia Baczynskyj, celle qui vola au secours des livres ukrainiens

[LA RENCONTRE D’ONFR+]
TORONTO – À défaut de pouvoir sauver des vies, la Canado-Ukrainienne Anastasia Baczynskyj sauve des livres, et pas n’importe lesquels. Il s’agit de plus 20 000 livres ukrainiens dont 4 000 très anciens d’une valeur inestimable qui s’effritaient tranquillement dans une cave de la Ville Reine, preuves s’il en faut d’une identité ukrainienne à part entière. Un travail de fourmi reconnu au 29e Salon du livre de Toronto, dont elle était présidente d’honneur.
« Commençons par le commencement si vous le voulez bien. Où est-ce que vous êtes née?
Je suis née à Toronto comme mes parents. Mes grands-parents, eux, sont nés en Europe. C’est à cause de la Première Guerre mondiale et la révolution russe que mon arrière-grand-père, qui était diplomate en Ukraine, s’est exilé en France où ma grand-mère maternelle a vu le jour.
Est-ce pour cette raison que vous parlez bien la langue de Molière?
(Rire). Ma grand-mère m’a forcé quand j’avais 13 ans à apprendre le français. Mais je pense que c’est vraiment la Première Guerre mondiale qui a fait que je parle maintenant français. D’ailleurs, c’est vraiment intéressant de faire le parallèle entre ce qui se passe en ce moment en Ukraine et cette première guerre, parce que le désir de la Russie envers l’Ukraine, cette envie de russification de l’Ukraine est semblable. C’est parce que mes arrière-grands-parents ont compris que ce désir est dangereux qu’ils ont pris le chemin de l’exil. Je ne comprenais pas trop ce choix, mais maintenant, je les comprends tellement, je ressens ce lien au plus profond de moi avec cette nouvelle invasion russe.

Quel rapport entretiennent les Ukrainiens avec la langue française?
En Ukraine, le français n’est pas une langue de business comme l’allemand ou le russe par exemple. Mais elle est très recherchée parce qu’elle représente pour les Ukrainiens une sorte de raffinement culturel.
Quelle est la nature de vos liens aujourd’hui avec l’Ukraine?
Ce lien est très profond. Je suis très active dans la communauté, ici et là-bas. Je suis née dans une famille qui parlait ukrainien à la maison et, quand on y parlait anglais, on se faisait gronder par ma grand-mère, donc, on peut dire que c’est ma langue natale. L’Ukraine est au centre de ma vie. Je viens d’une famille profondément ukrainienne, je parle ukrainien, je lis ukrainien, mon mari est ukrainien et toute sa famille est en ce moment sous les bombes, je fais du bénévolat en Ukraine avec des enfants orphelins. J’avais, j’ai et j’aurais toujours un lien très fort avec ce pays.
Avez-vous des nouvelles de la famille de votre mari restée là-bas?
Dieu merci, on a un contact quotidien par internet et les réseaux sociaux. Les nouvelles ne sont pas bonnes. Ce qui se passe en Ukraine en ce moment est très chaud. On a de la famille à l’est du pays et leurs maisons sont détruites, ce qui a conduit certains à s’engager au front pour défendre notre pays.
Parlez-nous de votre engagement à vous, ici en Ontario…
Avant la COVID-19, j’étais directrice des programmes pour les jeunes à la Fédération nationale ukrainienne du Canada. Pendant ces années, j’ai pu développer cinq nouveaux programmes qui se déroulaient simultanément. Malheureusement, à cause de la pandémie et des restrictions qui étaient de rigueur on a dû arrêter ces programmes. Je fais beaucoup de bénévolat auprès de la communauté, mais je suis plus connue pour être maîtresse de cérémonie. Ici, je suis un peu le visage de la communauté sur scène.

Justement, parlons de la scène. Vous avez également eu une brillante carrière de chanteuse. Est-on bien renseigné?
(Rire). En effet, vous êtes très bien renseigné. Il est vrai que j’étais la chanteuse du groupe Lemon Bucket Orkestra il y a neuf ans de ça. Lorsqu’on a commencé, on n’avait même pas un nom pour le groupe. J’ai chanté avec eux pendant trois ans. On a tourné deux disques et on a même était nominé aux prix Juno dans la catégorie Word Music pour le disque Lume Lume. C’était une très belle période de ma vie, c’était la vie de bohème pour moi. Mais dès que j’ai eu mon fils, c’était plus possible pour moi de continuer. Ceci dit, de temps en temps, les membres du groupe qui sont bien entendu des amis m’invitent à monter sur scène pour chanter, c’était le cas il y a une semaine.
Est-ce que vous pensez que vous allez avoir beaucoup de travail en raison de l’arrivée massive de réfugiés ukrainiens dans un futur proche?
Oui. Je crois que ça sera la plus grande vague migratoire qu’on ait jamais vue. Il y a eu cinq vagues de réfugiés ukrainiens à travers l’histoire moderne, mais cette sixième sera à mon avis incomparable avec les précédentes. Donc oui, je m’attends à avoir du travail comme jamais auparavant. J’espère que cette guerre va cesser rapidement.

Vous avez déterré puis restauré un précieux trésor à Toronto. Pouvez-vous nous en dire plus?
Depuis la création de la Fédération nationale ukrainienne du Canada en 1932, celle-ci a amassé une quantité énorme de livres ukrainiens afin de promouvoir notre culture. Certains de ces livres provenaient de dons de gens qui les ont légués à la Fondation après leur mort. La bibliothèque où ils étaient sauvegardés a été transformée en café et ces livres se sont retrouvés stockés dans un sous-sol dans des conditions d’humidité et de température inadaptées.
Je les ai répertoriés et classifiés un à un et il y en avait environ 20 000 dont 5 000 étaient rares, sans compter les journaux et gazettes. Le plus ancien livre est une bible de 1822. Donc il fallait absolument que je les sauve, je ne pouvais pas faire autrement parce que c’est la preuve qu’on a une belle langue, une identité culturelle et une identité tout court. C’était à moi de sauver ces livres parce qu’il n’y avait personne d’autre pour le faire, autrement, ça aurait été un meurtre culturel. On peut dire que j’étais au bon moment et à la bonne place. C’est la destinée.

Certains hauts responsables russes disent que l’identité du peuple ukrainien est russe. Ces livres ne sont-ils pas là pour prouver le contraire?
Exactement. Ces livres sont des témoignages parce que beaucoup d’entre eux ont été imprimés durant la révolution ukrainienne qui a duré de 1917 à 1922 dans le côté est. La plupart de ces livres rares décrivent la bataille des Ukrainiens pour le droit d’exister. Poutine dit que Lénine a inventé le peuple ukrainien. Ces œuvres qui datent d’avant Lénine lui-même prouvent tout simplement le contraire, ne serait-ce que parce que la langue dans laquelle ils sont écrits est différente de la langue russe. Cette différence est devant nos yeux en ce moment. »
LES DATES-CLÉS D’ANASTASIA BACZYNSKYJ :
1983 : Naissance à Toronto
2005-2006 : Enseignante des langues vivantes (Les Abymes, Guadeloupe) 2005-2006
2006 : Travail auprès des orphelins en Ukraine
2009 : Maîtrise en Historiographie de l’Université de Toronto (Sujet : La formation d’identité chez les Ukrainiens Canadiens)
2010-2013 : Chanteuse dans le groupe Lemon Bucket Orkestra
2014 : Nomination Juno pour le disque Lume Lume
2020 : Formation de la collection des livres rares à la Fédération nationale ukrainienne du Canada
Chaque fin de semaine, ONFR+ rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada.