Démarche judiciaire pour rendre la constitution officiellement bilingue

Le parlement du Canada. Archives ONFR+

OTTAWA – Le sénateur Serge Joyal et le professeur de droit à l’Université d’Ottawa, François Larocque, passent à la vitesse supérieure. Fatigués d’attendre un geste d’Ottawa, ils poursuivent le gouvernement fédéral devant les tribunaux pour forcer l’adoption d’une constitution canadienne officiellement bilingue.

Selon l’Association du Barreau du Canada (ABC), 71 % des textes constitutionnels n’ont toujours pas de version française officielle, incluant la Loi constitutionnelle de 1867.

« Comme professeur de droit qui enseigne la common law en français, c’est toujours gênant de dire à mes étudiants : voici l’acte constitutionnel en français, mais on ne peut pas s’y fier », raconte M. Larocque.

Car, comme le rappelle le sénateur québécois Serge Joyal, à l’heure actuelle, la seule version juridique officielle de la constitution est la version anglaise.

« Dans mon travail au Comité sénatorial des affaires juridiques et constitutionnelles, je n’ai même pas accès à la constitution dans la langue de mon choix », insiste celui qui siège sur ce comité depuis 1997.

MM. Joyal et Larocque ont donc saisi la Cour supérieure du Québec à Montréal pour forcer le gouvernement fédéral à adopter la constitution canadienne en français dans son intégralité.

« Devant l’inaction politique, nous n’avons pas d’autres avenues. À chaque nouveau ministre de la justice, on espère, mais force est de constater que ce n’est pas une préoccupation. Pourtant, c’est fondamental », insiste le sénateur Joyal.

La version française existe déjà

Actuellement, deux versions françaises existent, la version historique de 1867 de l’avocat Eugène-Philippe Dorion et celle du comité de rédaction constitutionnelle française de 1982.

« C’est celle qu’il faut garder, car c’est la version la plus récente. Le travail a déjà été fait », tranche l’avocat acadien, spécialiste des droits linguistiques, Michel Doucet qui pointe du doigt la contradiction d’avoir une constitution valide dans une seule langue pour un pays bilingue.

L’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982 prévoyait pourtant une obligation d’adopter une version française « dans les meilleurs délais ».

« Il s’agit de parachever le rapatriement de la constitution en passant à la prochaine étape et en validant la version en français », explique M. Larocque.

Rouvrir ou non la constitution?

En 1999, une plainte avait été déposée auprès de la Commissaire aux langues officielles de l’époque, Dyane Adam, qui l’avait déclarée « non fondée ».

Ces dernières années, l’ABC et plusieurs autres voix ont tenté de relancer le dossier, notamment devant le comité sénatorial permanent des langues officielles, mais aussi lors d’une journée d’étude, en 2015, intitulée « Une constitution officiellement bilingue pour le Canada en 2017? ».

Mais quatre ans plus tard, rien n’a bougé.

« Depuis les échecs du Lac Meech et de Charlottetown, il y a une fatigue constitutionnelle », estime M. Joyal, qui livre ici sans doute sa dernière grosse bataille comme sénateur, puisqu’il quittera son poste en février 2020.

Le sénateur Serge Joyal. Crédit image : Sénat du Canada

La question se pose de savoir si une telle démarche nécessiterait de rouvrir la constitution. C’est en tout cas l’avis du professeur de droit à l’Université d’Ottawa, Pierre Foucher, qui estime toutefois logique la démarche de MM. Joyal et Larocque pour mettre la pression sur le monde politique.

« Cela demande de rouvrir la constitution et personne ne veut toucher à ça, de peur que cela n’entraîne des demandes de certaines provinces, comme le Québec, ou de groupes comme les autochtones qui voudraient de meilleures protections. »

Mais pour Me Doucet, pas besoin de rouvrir la constitution.

« Ce qu’il faut, c’est l’accord des provinces sur le libellé de la version française. »

Un point de vue que partage M. Larocque.

« On ne parle pas de renégocier la constitution, puisque rien ne changera dans le texte en anglais, mais juste de valider la version française. »

Porte entrouverte

Les deux plaignants espèrent obtenir des tribunaux une déclaration que les gouvernements du Canada et des provinces manquent à leurs obligations constitutionnelles depuis 37 ans.

En juin dernier, en entrevue avec ONFR+, le ministre de la Justice, David Lametti, avait ouvert la porte à régler ce dossier après les élections. L’ABC lui a récemment adressé une lettre, ainsi qu’à la ministre de la Justice du Québec, Sonia LeBel, afin qu’il prenne les démarches nécessaires.

« Dans sa réponse, M. Lametti montre de la bonne volonté, mais il ne prend aucun engagement concret », regrette un représentant de l’ABC, Guy Jourdain.

Selon Radio-Canada, le procureur général du Canada contestera même la démarche de MM. Joyal et Larocque devant la cour.

« Pour le gouvernement, cette question échappe à la compétence des tribunaux et il est peu probable que la cour exige des démarches constitutionnelles. Toutefois, elle peut effectivement déclarer que le gouvernement est en violation de la constitution, ce qui entraînera une pression juridique à agir », explique M. Foucher.

La FCFA et l’ABC intervenantes?

Le président de la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) du Canada, Jean Johnson, applaudit la démarche.

« La situation actuelle est une aberration! Il y a un manque de courage politique alors que c’est une question de respect. Il faut faire du bruit sur cette question méconnue », dit-il, reconnaissant avoir pris connaissance de la situation ces deux dernières années.

Le président de la FCFA envisage de soumettre à l’avis de son conseil d’administration la possibilité pour la FCFA d’être intervenant dans cette cause. Une possibilité que l’ABC étudiera peut-être également, dit M. Jourdain, qui se montre confiant dans ce dossier.

Le président de la FCFA, Jean Johnson. Archives ONFR+

« J’ai bon espoir que les tribunaux envoient un signal fort au gouvernement fédéral et aux assemblées législatives provinciales. Il est clair que ça pourrait être un processus complexe et tortueux, mais pour les francophones, le statu quo est inadmissible. »  

La cause, selon M. Foucher, pourrait se rendre jusqu’en Cour suprême du Canada, même si les deux plaignants préfèrent ne pas l’envisager.

« J’espère que le prochain gouvernement aura cette préoccupation. Nous fêtons cette année les 50 ans de la première Loi sur les langues officielles, il est temps que la loi fondamentale de ce pays soit dans les deux langues officielles. »