Des centaines d’itinérants francophones ignorés à Toronto
TORONTO – Des centaines de sans-abri de langue française errent dans les rues de Toronto jour après jour, année après année. Plusieurs vivent dans la solitude, incapables de se faire comprendre dans un bassin anglophone. Pendant plusieurs jours, ONFR+ a quadrillé le centre-ville pour comprendre la réalité de ces laissés-pour-compte, souvent condamnés au silence. Le premier volet d’un grand dossier réalisé par Étienne Fortin-Gauthier et Rudy Chabannes.
En plein centre du square Dundas, cœur vibrant de Toronto, Alexis* dessine ce qui l’entoure. Assis sur un banc et emmitouflé dans sa veste, il reproduit avec assurance la géométrie des immeubles. L’homme dans la quarantaine est un produit du système scolaire francophone de l’Ontario. Il a fréquenté l’École secondaire Étienne-Brûlé, à son arrivée d’Éthiopie où il étudiait dans une école privée française.
Aujourd’hui? Il est dans la rue. « Une suite de problèmes, notamment avec les services d’immigration », confie-t-il dans son français maternel. Ses nuits, il les passe dans un refuge de l’Armée du salut.
« Il y a une poignée d’Africains avec qui je me tiens et qui parlent aussi français. Je suis plus à l’aise en français, mais je parle un peu anglais. Mais même si on est dans un pays bilingue, il n’y a aucun employé francophone au refuge. En fait… souvent c’est les employés qui m’appellent pour venir faire de la traduction! », lâche-t-il.
Alexis le dit sans détour : il aurait besoin d’aide en français pour des soins de santé, traiter ses problèmes de dépendance ou pour l’accompagner dans ses démarches avec l’immigration.
Et il n’est pas le seul. À quelques pas de là, un peu au nord sur la rue Yonge, un Québécois gesticule avec émoi sur le coin d’une rue. À vif, il parle de son parcours.
« J’étais à Vancouver ces dernières semaines. Je prenais du crack là-bas. Je suis à Toronto pour un moment. Ici, je sais pas avec quoi la drogue est mélangée, mais ça rend les gens fous », lance Pierre*, originaire d’un petit village du Centre-du-Québec.
Autour de son œil, se dessine une large ecchymose. Il ne lâche pas son sac à dos du regard. La crainte du vol l’obsède depuis une première mésaventure.
L’homme dans la cinquantaine montre un dépliant en anglais avec différentes ressources d’aide. « Mais quand j’y vais, je ne suis pas capable de me faire comprendre, c’est pas facile », lance-t-il. Un travailleur de rue anglophone qui l’observerait pourrait penser qu’il se porte bien : Pierre s’exprime calmement et sourit par moment. Mais c’est en discutant avec lui plus longuement, et en français, qu’on réalise l’incohérence de certains de ses propos.
Les autorités au courant de leur présence et de leur nombre
Les autorités savent qu’ils sont là. La Ville de Toronto a effectué un dénombrement des sans-abri en 2018 où, pour la première fois, des questions linguistiques ont été posées. Il a été découvert que 5 % des 10 000 itinérants vivant dans les rues de la Ville reine parlent le français, soit environ 500. L’étude a démontré que 200 d’entre eux ne se sentent pas du tout à l’aise en anglais et ont absolument besoin de services en français.
Le profil des itinérants francophones dans les rues de Toronto est très diversifié. Il y a des hommes seuls qui ont quitté le Québec ou sont originaires de villages francophones de l’Ontario. Mais il y a aussi des hommes et des femmes immigrants et réfugiés qui vivent dans une pauvreté extrême.
À Toronto, près de 80 % des itinérants dans la rue sont des hommes. ONFR+ n’a pas croisé de femmes s’exprimant en français lors de sa tournée. Elles sont cependant surreprésentées dans les refuges pour femmes victimes de violence (à lire prochainement).
Puis il y a de nombreux autochtones marqués au fer rouge par un chapitre sombre de l’histoire du Canada.
« Les autorités blanches sont responsables de ma présence dans la rue. On m’a pris ma liberté et ma dignité. Les écoles résidentielles voulaient nous faire disparaître. Les autorités savent qu’ils sont là. Je n’en peux plus », confie celui qui se présente sous le prénom de Bishuu.
Il a fréquenté l’école résidentielle de St-Marc-de-Figuery, près d’Amos au Québec. Il dit avoir été violé à l’époque.
« Je suis dans mon pays, mais je n’ai nulle part où aller. Mes potes autochtones meurent et personne ne semble s’en soucier », dénonce-t-il. La prostitution est souvent sa seule façon de faire un peu d’argent, dit-il. « J’essaye d’avoir de l’aide, mais toutes les portes se ferment », affirme-t-il dans son français natal.
ONFR+ a pu échanger, dans la rue, avec d’autres autochtones originaires du Québec, dont un autre qui a fréquenté le tristement célèbre pensionnat de Pointe-Bleue.
Plusieurs facteurs d’exclusion
Souffrant déjà d’exclusion socio-économique, certains francophones font tout pour ne pas souffrir d’exclusion linguistique. Ils apprennent l’anglais dans la rue en fréquentant d’autres personnes en situation d’itinérance.
C’est le cas de Stéphane*, originaire de New Liskeard, qui vient d’une famille franco-ontarienne. Croisé sur la rue Church dans le Village, entouré d’une poignée d’autres jeunes, il a confié « vivre dans les refuges pour itinérants, mais je déteste cette vie. Concernant mon parcours et pourquoi je suis dans la rue, j’aime mieux pas trop en dire », ajoute ce Franco-Ontarien.
Il raconte avoir appris l’anglais tranquillement en arrivant à Toronto. « Mais ça me fait chaud au cœur de parler avec un francophone, même si je me débrouille en anglais. »
Aux sans-abri chroniques s’ajoutent ceux qui le sont de manière occasionnelle ou qui doivent faire la quête pour avoir assez d’argent pour vivre. Nicholas, originaire du Saguenay, est dans cette situation. « Je suis arrivé à Toronto très jeune, à 16 ans, pour faire de la prostitution. J’étais attiré par la grande ville, par l’opulence de Toronto », confie celui qu’on surnomme alors le « Frenchie ».
Il a contracté le VIH, ce qui a contribué à le marginaliser encore davantage. « J’ai droit à un logement social et à de l’aide financière, mais parfois ça ne suffit pas. Alors je vais mendier pour avoir l’argent dont j’ai besoin pour vivre », relate l’homme aujourd’hui dans la trentaine.
Si lui est resté, Toronto est reconnu comme un lieu de passage de nombreux autres jeunes québécois itinérants en transit. Certains passent quelques mois dans la rue ou traversent le pays espérant atteindre Vancouver. Depuis le début de la pandémie, ils sont cependant moins présents, confirment plusieurs organismes en itinérance.
*Certains des noms de personnes rencontrées ont été modifiés afin de protéger leur identité
La suite de notre grand dossier sur les sans-abri à Toronto, demain, sur ONFR.org. Mardi, lisez Sans toit ni Loi : des obligations linguistiques bafouées.