Émilie Crakondji ou comment changer les défis en opportunités

La directrice générale de Carrefour des femmes du Sud-Ouest, Émilie Crakondji, passe le flambeau. Archives ONFR+

[LA RENCONTRE D’ONFR]

LONDON – À la barre du Carrefour des femmes du Sud-Ouest de l’Ontario depuis ses débuts, en 2006, Émilie Crakondji est une figure locale de la francophonie de London. Son cheval de bataille? Venir en aide aux femmes victimes de violence. Son organisme rebondit de projet en projet pour les aider à gagner leur autonomie. De Bangui à London, un parcours et des idées qui font sens, à la veille de la Journée internationale du droit des femmes.

« En quoi ce samedi est-il une journée particulière pour vous et votre centre?

Nous organisons notre dîner-gala annuel pour célébrer nos acquis et honorer des immigrantes qui ont œuvré à l’essor de la francophonie partout en Ontario. 18 femmes recevront ainsi un certificat de reconnaissance signé par la ministre des Affaires francophones.

Pourquoi la cause des femmes vous tient-elle tant à cœur?

Dans mon pays, j’ai vécu la situation de la violence. J’ai fui des injustices que je ne pouvais plus accepter. Mais ici, dans un pays de droits et de liberté, je me suis rendue compte que les femmes subissaient aussi de la violence conjugale ou de toute sorte. Ça a changé ma perception des choses.

Dans quelles circonstances êtes-vous arrivée au Canada?

Mon premier pas sur le sol canadien était au Québec. J’ai fait mes études à Chicoutimi puis à Québec, avant de déménager à Montréal. Mais avec un bac en administration des affaires, on me proposait de travailler dans les manufactures ou dans les champs. Hors de question. Des raisons personnelles aussi m’ont poussée à changer de province.

Quel lien avez-vous conservé avec votre pays d’origine, la République centrafricaine?

J’y retourne une fois par an. Le sang qui coule dans mes veines, c’est celui de ce pays. J’épouse les valeurs canadiennes, tout en étant très attachée à la République centrafricaine. C’est un pays pauvre. La situation est difficile mais j’ai espoir que les choses s’améliorent.

Émilie Crakondji au côté de l’ancienne ministre fédérale de la Condition féminine, Kelly Leitch. Gracieuseté

Pourquoi avoir choisi London comme lieu de résidence?

C’est d’abord pour mes quatre enfants. Je voulais leur donner l’occasion de devenir bilingues. Je ne voulais pas qu’ils grandissent dans une grande ville. J’ai découvert London sur un site internet. J’ai cédé mon bail et tout bazardé. On a pris l’autobus à 7h30 du matin et on a débarqué dix heures plus tard. Je ne connaissais personne ici. J’ai bredouillé trois mots d’anglais à un taxi : « please, hotel, cheap ». C’est comme ça que tout a commencé, en 2004.

Comment est né le Carrefour des femmes?

Dès le départ, je me suis tournée vers la communauté francophone et l’ACFO de London qui, à l’époque, accueillait les nouveaux arrivants. C’était une période où le gouvernement cherchait à développer des services contre les violences faites aux femmes, surtout dans le Sud-Ouest, une région orpheline en services en français. J’ai travaillé d’abord comme agente de liaison communautaire. J’ai fait une étude de besoins, trouvé un local, des partenaires, développé des procédures et des services. Puis j’ai été recrutée directrice générale. Il ne restait plus qu’à embaucher du personnel.

Comment ce carrefour répond-il aux défis des femmes?

Nous servons environ 160 femmes chaque année. On fait tout ce qu’il faut pour qu’elles s’en sortent. Ça passe par du counseling, des ateliers, des séances de groupe. On met aussi en place des projets. Étincelle (un accompagnement à l’entrepreneuriat) ou encore C’est pas cool (des ateliers de formation) ont par exemple très bien fonctionné.

« Étincelle » et « C’est pas cool », deux projets concluants mais terminés. Gracieuseté

Comment s’établit le premier contact?

Oser parler prend énormément d’énergie. Une victime de violence s’invente toutes sortes de raisons pour repousser l’aide. Elle pense pouvoir s’en sortir toute seule ou a un sentiment de honte. C’est souvent une amie intime qui l’encourage à franchir le pas.

L’école ou la prison peuvent aussi nous alerter. On s’assure d’abord qu’elle n’est pas en danger puis on la rassure si elle est en crise. Elle rencontre ensuite une intervenante qui l’écoute, échange avec elle, cerne ses besoins et lui donne des outils.

Vous sentez-vous soutenus par les politiques et la population?

Oui. On est reconnu au niveau de tous les paliers de gouvernement. Nous avons une voix. On fait des recommandations issues du terrain au ministère du Procureur général. On a aussi fait une présentation au Sénat du Canada. Localement, on travaille de très près avec la police et les pompiers. On a organisé une marche silencieuse pour la Journée nationale de sensibilisation sur la violence faite aux femmes. Toute la communauté était présente, une première à London.

Émilie Crakondji reçue par les sénateurs canadiens. Gracieuseté

Quels freins persistent dans votre démarche?

On dessert tout le Sud-Ouest, soit dix comtés, avec quatre employés. Est-ce que c’est réaliste? Non. Pour rencontrer une femme à Sarnia, on met deux heures de route. Trop d’efforts et d’argent vont dans le transport. Notre financement de base est insuffisant. On n’a pas le choix que de s’adapter. On fait du counseling au téléphone mais toutes les femmes n’ont pas accès au téléphone, à l’abri de leur conjoint.

Le financement est-il à la hauteur de vos objectifs?

Le principal problème, c’est que les gouvernements répondent par des approches holistiques avec des projets. On va donc chercher des projets pour obtenir ces financements. Mais il n’y a pas de réponse simple à la violence conjugale, professionnelle ou psychologique. Chaque cas est unique. De plus, qui dit projet, dit un début et une fin. À la fin d’un projet, quand on a plus d’argent, on ne peut plus répondre aux besoins et certaines femmes perdent confiance car elles ne comprennent pas ce mécanisme.

Quel modèle serait-il plus pertinent?

On aurait plutôt besoin d’un financement substantiel et récurrent. On ne peut pas aller de projet en projet, de petits montants en petits montants et chercher constamment une nouvelle idée alors que la précédente marchait. C’est ça ce qu’on vit au quotidien. Ce sont des efforts perdus. C’est d’ailleurs une situation que vivent beaucoup d’organismes communautaires et qui affecte encore plus les francophones car les enveloppes sont allouées au prorata de la population. Ça nous pénalise.

Quelle est votre plus grande satisfaction?

Je me sens utile car ce que je fais ici je n’aurais pas été en mesure de le faire dans mon pays d’origine où la violence est bien plus grave. Ce qui me touche aussi, c’est quand je revois des femmes qui sont passées par le Carrefour et qui me remercient. C’est ma source d’énergie. C’est la preuve qu’on peut changer les défis en opportunités. »


LES DATES CLÉS D’ÉMILIE CRAKONDJI

1996 : Arrivée au Canada, à Chicoutimi (Québec)

2004 : Arrivée à London 

2006 : Devient directrice générale du Carrefour des femmes du Sud-Ouest de l’Ontario

2013 : Reçoit le Prix du Procureur général de l’Ontario pour les services aux victimes

2013 : Réalise une présentation devant le Sénat du Canada

2018 : Nommée sur la Liste d’honneur du maire de London

Chaque fin de semaine, ONFR rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada.