En Louisiane, les francophones au cœur d’une élection historique
Un éclat de rire communicatif au téléphone, puis un long silence. L’enjeu de l’élection américaine de ce mardi, le Franco-Louisianais Glen Pitre préfère le prendre avec philosophie. « Ça va aller! On a eu la maladie de la COVID-19, l’ouragan Zeta il y quelques jours, et maintenant on est prêt pour les élections! Je souhaite qu’on ait fini vite! »
Comme Glen Pitre, plus de 250 millions d’Américains sont appelés au vote, ce mardi, pour choisir entre Donald Trump, président clivant et hors cadre, et son opposant démocrate Joe Biden, fade pour les uns, calme et empathique pour les autres.
Preuve de l’importance de l’enjeu sur fond de pandémie et de crise économique, quelque 98 millions de personnes ont déjà exercé leur droit de vote par anticipation. À tel point que le taux de participation pourrait être le plus élevé pour des élections présidentielles depuis… 1908.
Glen Pitre, fier démocrate, et possédant même une affiche de la campagne de Jimmy Carter en français, a choisi son camp depuis belle lurette.
« Je suis allé voter! Il y avait une file de monde impressionnante. Les gens prennent ça très au sérieux! »
Le cinéaste, auteur de Belisaire, le Cajun – présenté au Festival de Cannes en 1986 – est réputé pour soigner ses scénarios. En revanche, celui d’une victoire de Donald Trump lui paraît inenvisageable.
« Joe Biden est un peu plate, c’est vrai, mais c’est ce qu’on a besoin! On a un besoin d’un petit rest. Et puis, il est honnête! Si le monde était parfait, il n’aurait que 47 ans. Oui, je préfère des présidents plus jeunes que moi, mais de toute manière, le président Trump me fait peur! »
D’habitude enjouée sous les notes de jazz le soir, avec ce brin de folie qui lui est caractéristique, La Nouvelle-Orléans aurait perdu de sa magie avec cette élection.
Glen Pitre, en résident fidèle, s’explique : « Il n’y a personne qui est muet. Tout le monde est pour ou contre. Ça devient des sujets qu’on ne peut pas mentionner en famille. Ça me rappelle les élections quand j’étais petit, où l’on devait voter pour les shérifs dans les petits villages. Tout le monde se faisait des farces avec des dolly trick! »
Cela ne fait guère de doute : la Louisiane votera Donald Trump. Tous les quatre ans pour les élections présidentielles, cet état du Sud des États-Unis d’un peu plus de 4,5 millions de résidents se pare des couleurs rouges républicaines. Petite exception durant les 50 dernières années, les Louisianais avaient choisi Jimmy Carter, en 1976, avant de plébisciter Bill Clinton, en 1992 et 1996.
« Il y a plus de support rouge », confirme Barry Ancelet, fondateur de Festivals acadiens et créoles. Calme, la voix monocorde, le Franco-Louisianais, originaire de Scott, analyse le scrutin 2020 comme le pire de l’histoire des États-Unis. « Les gens sont polarisés. Ils ne se parlent plus. »
Lui aussi a déjà voté. Pas de secret : il a choisi Joe Biden. « J’espère de tout mon cœur qu’il gagnera. Mais il y a tellement de manipulations, de trucages. J’ai confiance en Joe Biden, mais je n’ai pas confiance dans le système. Le niveau de faussetés, de théories du complot, c’est écrasant! Il y a beaucoup de gens qui gobent tout ce qu’on leur dit! »
Les francophones en Louisiane
Avec le Maine, la Louisiane est l’état le plus « francophone » des États-Unis. Le français y est parlé depuis la colonisation de ce territoire par la France au 17e siècle.
Dans les années 1960, bien que la Louisiane comptait 1 million de francophones, ce nombre a chuté sous les 200 000 au cours des années 2000, mais les estimations actuelles font état de plus de 250 000 locuteurs.
Les Cadiens, plus communément appelés les Cajuns, forment le groupe le plus important de cette population avec 100 000 résidents.
Un état conservateur… les francophones aussi
Un état « solidement rouge », c’est l’expression choisie par le doyen du College of Liberal Arts de l’Université de Louisiane à Lafayette, Jordan Kellman.
« Il y a bien sûr des discussions comme partout sur le futur du pays, mais on n’envisage pas de problèmes en Louisiane. L’élection n’est pas très contestée, bien qu’il y ait des différences entre La Nouvelle-Orléans, plutôt libérale et démocrate, et le Nord de l’État qui est très conservateur. »
Jordan Kellman est surtout spécialiste de l’histoire des francophones. Quoi de normal puisque son lieu de travail, Lafayette, est considéré comme le bastion francophone de cet État.
À savoir de quel côté penchent les 250 000 locuteurs francophones pour cette élection, l’historien est formel.
« La population francophone suit les mêmes tendances politiques que la population générale, c’est-à-dire qu’ils voteront plutôt conservateur. »
L’explication serait avant tout démographique.
« Le nombre de vrais francophones diminue très rapidement. La vaste majorité des francophones restants sont une population âgée. Ils sont donc plus enclins à voter conservateur. Aussi, pour les Cajuns, on parle d’une population francophone, blanche, et presque à 100 % catholique. C’est une population qui est très sensible au thème de l’avortement par exemple, dont l’interdiction est défendue par les républicains. »
Huit grands électeurs
Dans le scrutin de ce mardi, la Louisiane représente huit grands électeurs. Pour être élu, Joe Biden ou Donald Trump devront recueillir la majorité absolue des voix des 538 grands électeurs, soit 270.
Comme tous les états, la Louisiane est aussi concernée par le vote à la Chambre des représentants. L’état y envoie six des 435 membres.
En revanche, le renouvellement du tiers de sénateurs se jouera ce soir dans 13 états. La Louisiane n’y est pas incluse.
Mavis Arnaud Frugé, originaire du village d’Arnaudville – et dont l’ancêtre, sieur Arnaud, a donné son nom au village composé encore aujourd’hui de 35 % de francophones – hésite longuement au téléphone. « C’est difficile de sortir. J’ai des amis francophones des deux côtés, c’est compliqué. J’espère que le bon dieu va mettre la main pour nous aider! »
« Les affaires politiques, c’est dangereux », souffle-t-elle, la voix chevrotante.
Dans son temps libre, la femme de 81 ans préfère se consacrer à la rénovation du St. Luke’s Community Hospital d’Arnaudville en une école d’immersion francophone. « Voilà mon objectif! »
Vérification faite : Donald Trump ne laisse pas indifférent tous les francophones. Jonathan Royer, Franco-Ontarien établi en Louisiane depuis 2001, possède la fameuse « carte verte » de résident permanent, mais pas encore la citoyenneté américaine. Mais s’il pouvait voter, cet enseignant d’éducation physique cocherait sur son bulletin le nom de l’actuel président des États-Unis.
« Je pense sincèrement qu’il a des qualités personnelles en tant qu’homme d’affaires qui peuvent lui permettre de régler la situation économique. C’est vraiment son expérience qui m’intéresse. Par ailleurs, je suis sensible à la façon dont il peut régler les conflits internationaux. Enfin, je suis d’accord avec lui qu’il devrait y avoir un processus plus égal pour l’immigration aux États-Unis. Je suis depuis 19 ans aux États-Unis et je n’ai pas ma citoyenneté! Beaucoup coupent la ligne devant moi de manière illégale! »
Volontiers outrancier, Donald Trump n’échappe pas aux critiques tous azimuts des démocrates, et même dans son propre camp républicain. Jonathan Royer les comprend.
« Quand j’écoute Trump, sa manière de parler, je me dis que ce n’est pas le meilleur exemple, surtout pour les enfants. Il faut avoir une certaine manière, être bien élevé. Il utilise un langage assez dur, mais il est vrai que, certaines fois, les médias vont voir d’un certain côté la politique plus qu’un autre. Et puis, pourvu qu’on ait un pays fort économiquement! »
Les enjeux du pétrole et du toursime
Quelque peu divisés sur le choix du meilleur représentant à la Maison blanche, nos intervenants sont tous unanimes sur un point : les enjeux francophones ne pèseront nullement dans le choix du futur président ainsi que leurs élus à la Chambre des représentants.
« Pour beaucoup de Louisianais, les républicains sont beaucoup plus souples que les démocrates qui favorisent plus de régulations et d’impôts. Ils permettent d’aider mieux l’industrie pétrolière qui est la grande industrie en Louisiane », explique M. Kellman. « Cependant, la Louisiane profite énormément du tourisme, avec la musique, les festivals, les productions artistiques. Il y a aussi une perception que le secteur du tourisme est largement favorisé par les démocrates. »
Au-delà du duel entre Trump et Biden, il y aura en tout cas bien un premier vainqueur de ce scrutin : le taux de participation. Selon les estimations, la proportion des participants pourrait franchir la barre des 70 %.