Des élèves francophones manifestant pour une école francophone à Sturgeon Falls en 1971. Crédit: capture d'écran de la Société de Radio-Canada.

STURGEON FALLS – Le 7 septembre 1971, des élèves et parents de la Sturgeon Falls Secondary School bloquent l’accès à l’école. Leur point commun? Ils sont francophones et demandent la création d’une école de langue française. Ils ne le savent pas, mais ils sont à la veille d’un mouvement historique dans la francophonie ontarienne qui ouvrira la porte à la création d’écoles et de conseils scolaires de langue française. ONFR+ vous ramène cinquante ans en arrière pour décrypter comment la crise s’est déroulée de l’intérieur.

À cette époque, Sturgeon Falls est une communauté à 80 % francophone située à une heure de Sudbury et une trentaine de minutes de North Bay.

« C’est une ville industrielle avec une papetière anglaise. Les patrons sont anglais, les contremaîtres sont anglophones et ils emploient des Canadiens français de la campagne. La plupart des parents et des élèves qui demandent l’école française habitent la campagne et ils vivent dans un milieu canadien-français… alors que l’école et la ville sont des milieux anglophones », explique l’historien et ancien professeur de l’Université Laurentienne Gratien Allaire.

La crise de Sturgeon Falls se déroule dans le Nord de l’Ontario, à près d’une heure de Sudbury. Montage ONFR+

En 1968, le gouvernement ontarien autorise la création d’écoles de langue française au niveau secondaire. Par contre, le Conseil scolaire de Nipissing, composé de trois francophones sur 17, refuse les demandes répétées de la communauté francophone.

Deux ans plus tard, le conseil accepte finalement de créer une école mixte où anglophones et francophones cohabitent dans le même établissement.

« C’est une formule qui a marché tout croche… Les étudiants de part et d’autre ne s’entendaient pas toujours bien. Le summum est survenu avec l’annuaire de la fin d’année, mais il y avait aussi d’autres choses. Même entre les enseignants, il y avait des conflits », précise M. Allaire.

À la fin de l’année scolaire de 1970-1971 et du fameux album de fin d’année, des conflits éclatent entre l’administration, les élèves, les enseignants et les parents francophones et anglophones. Bientôt, la crise s’étend dans la ville de Sturgeon Falls et ses alentours durant tout l’été.

7 septembre 1971 : la crise éclate

À travers ces trois années, un des dénominateurs communs est que le Conseil scolaire de Nipissing refuse toute demande d’école entièrement francophone, ce qui accroît la colère de certains.

Un de ces refus en 1971, quelques mois avant le 7 septembre 1971, est particulièrement frais à la mémoire de Denise Giroux, ancienne secrétaire de l’Association d’éducation de l’Ouest-Nipissing.

« Tout le monde était dans l’église. On pensait bien avoir une fête, car on s’attendait à ce que la décision soit prise ce soir-là. Quand la nouvelle est venue que c’était non, tout le monde a embarqué dans son auto en direction du conseil scolaire, à North Bay. Il y avait des chars sur des miles. La police a averti les conseillers de partir, car elle voyait qu’on s’en venait tous. On devait être 500-600 personnes certaines, si pas plus », se remémore la dame de 89 ans, commerçante à l’époque.

« En septembre 71, le verre a débordé lors de la première journée de classe. Des manifestations nous empêchait de rentrer dans l’école » – Yvon Marleau, enseignant

Ensuite est arrivé le summum de la crise il y a 50 ans, le 7 septembre 1971, qu’on appelle les lignes de piquetage alors qu’enseignants et étudiants bloquaient les entrées de l’école aux passants pour protester contre le conseil.

« Comme employé on devait passer, mais dans le fond on ne voulait pas passer », avoue Gérald Beaudry, un enseignant de sciences à Franco-Cité de 1965 à 1982.

Yvon Marleau s’en souvient de cette première journée de l’année scolaire. Le natif de Sturgeon Falls venait d’être engagé comme enseignant de français.

« Je suis arrivé ici en pleine crise. En septembre 71, le verre a débordé, lors de la première journée de classe. Des manifestations nous empêchaient de rentrer dans l’école. »

« Le conseil scolaire nous avertissait, les enseignants, de ne pas être impliqués là-dedans et qu’il fallait être neutre. Alors, on jouait le jeu : on se rendait à l’école. Nos élèves nous barraient la route et bloquaient les entrées. On nous avait laissé une porte pour rentrer dans un atelier où on passait notre journée. Les élèves nous apportaient des beignes et du café. »

Dans sa Une du 9 septembre 1971, le Devoir rapporte « quelques échauffourées entre anglophones et francophones ». Source : Le Devoir, Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Alertes à la bombe, filatures, menaces

Le climat à l’époque était très chaud entre certains francophones et anglophones. L’historien Gratien Allaire rappelle que certains francophones étaient aussi opposés à la création d’une école de langue française, ce qui a brisé de nombreuses amitiés et familles.

Une dame avait ouvert la porte du magasin et qui nous avait crié « You’re a bunch of communists » » – Denise Giroux

Pour Yvon Marleau, les jours qui ont suivi le 7 septembre étaient des journées dramatiques.

« Les premières journées étaient traumatisantes. Premièrement, on ne s’attendait pas à ce que les gens soient aussi passionnés. Ils ont brûlé l’effigie d’un des conseillers devant l’école. Ça faisait peur. On se demandait jusqu’où ça irait. Il y avait des alertes à la bombe et des appels menaçants de part et d’autre. C’était inquiétant, très inquiétant. Ça a duré à peu près un mois », se souvient Yvon Marleau.

Notre reportage vidéo sur le 50e anniversaire de la crise de Sturgeon Falls.

Plus la crise avançait, plus deux camps se dessinaient, ce qui avait parfois laissé craindre le pire.

« Il y a eu des alertes, mais est-ce qu’il y avait des bombes? Je ne pense pas. Les esprits étaient échauffés. On recevait des appels téléphoniques de toutes sortes. Nos téléphones étaient sur écoute. On est sûr de ça. J’allais aux assemblés et quand je revenais tard le soir, j’étais seule et il y avait toujours une voiture noire qui me suivait », se rappelle Denise Giroux.

Pas une bonne cause pour les commerces

Yvan Marleau se souvient que ce n’était pas seulement son rôle de professeur qui le forçait à cacher son jeu dans cette histoire.

« Mon père était commerçant à l’époque et il m’avait averti : « Ne te mêle pas de ça. Je ne veux pas que le nom Marleau soit reconnu comme étant d’un côté ». Ceux qui s’affichaient perdaient des clients. »

Mme Giroux se souvient elle aussi du commerce familial qui avait été la cible de gens mécontents dans cette cause.

« Je me souviens d’une dame qui avait ouvert la porte du magasin et qui nous avait crié « You’re a bunch of communists » (Vous êtes une bande de communistes). Alors j’ai refermé la porte. Le pire mot qu’elle avait trouvé pour nous (les francophones), c’était communiste », se remémore en riant Mme Giroux.

Les démonstrations se sont poursuivies jusqu’à la fin du mois de septembre alors que parents et élèves occupaient le bâtiment, certains dormaient même dans l’école dans les premiers moments de la crise.

« À un moment donné, le directeur du conseil scolaire, qui était absolument contre l’école française, était venu visiter l’école. On savait qu’il s’en venait. Tous les élèves francophones s’étaient passé le mot et sont sortis de classe avant qu’il arrive. Ils se sont tous étendus à terre à la grandeur du corridor et là le directeur essayait de marcher dans l’école et il fallait qu’il marche par-dessus les corps », raconte M. Marleau.

Le directeur de l’éducation, Edward Monkman, tente de se frayer un chemin au-dessus des élèves allongés dans le couloir. Source : Le Devoir, Bibliothèque et Archives nationales du Québec

En octobre, la Commission ministérielle sur l’éducation secondaire en langue française en Ontario voit le jour. Suite à cette commission, un rapport est déposé, recommandant la création d’une école francophone à part entière à Sturgeon Falls. Le 8 décembre 1971, Franco-Cité devient l’école secondaire de langue française de la ville.

Cette lutte, c’est la première de nombreuses luttes qui ont marqué l’histoire de l’Ontario français.

« L’idée de créer des mouvements pour l’éducation a été imitée aussi dans la lutte pour les collèges au début des années 1990 et dans la lutte pour les universités dans les années 2010. Plusieurs de ces symboles-là et l’appel à la mobilisation sont devenus comme des instruments importants pour l’Ontario français (…). Les gens de Sturgeon Falls imitaient un peu ceux du Règlement 17. Ils n’ont pas créé quelque chose de totalement neuf, mais ils ont ravivé une vieille habitude qui avait été dormante pendant une cinquantaine d’années », dresse comme parallèle l’historien Serge Dupuis.